Le Joueur de Flûte – Les Pays Imaginaires

Il était une fois, dans un lointain lointain royaume, une vieille vieille flûte. On raconte qu’elle avait traversé les temps, les terres et les âges, et l’on rapporte qu’elle eut pu même être le tout premier instrument de nos ancêtres.

 

Dans ce royaume naquit un matin d’orage un enfant chétif, sur lequel le sort sembla s’acharner dès la naissance. Né aveugle, il perdit sa mère, morte en couches, puis son père, trépassé dans un accident : le garçonnet n’avait pas encore atteint 10 ans qu’il fut livré à ses méchants frères, qui le traitèrent en pestiféré. Au bout de quelques jours seulement, alors qu’il portait encore le deuil de son père, il fut chassé de la demeure familiale: ses méchants frères l’accablaient de leurs malheurs et voyaient en lui la source de leur infortune.

 

Terrifié, il erra seul dans le lointain lointain royaume et ses pas finirent par le mener au bord de la rivière.

Adossé contre un arbre, il se laissa bercer par le flux des sèves, l’écoulement de l’eau, le battement des papillons, le croassement des crapauds, la cadence des fourmis, le grouillement des insectes, le chant des oiseaux, le frémissement des feuillages, et cette douce mélodie enveloppante qui se jouait dans la faune et la flore.

 

Soudain, le jeune garçon perçut loin, très loin, comme le chant d’un murmure, comme la mélodie d’un silence.

 

Qu’est-ce que cela eût pu bien être ? Il n’aurait su le dire. C’est qu’il n’avait jamais rien entendu de tel !

Dans l’air, des ondulations pesantes, des ondes épaisses. Qu’est-ce qui pouvait être de l’air, et plus épais que l’air ?

Il percevait de vibrantes oscillations,  comme des lumières, ou plutôt des faisceaux de lumière; il pouvait sentir, dans la nuit de ses yeux, des formes, des cercles, des lignes des spirales, des suites mathématiques, des géométries universelles se former, se lier, se délier, s’épouser, se fondre, se quitter, s’embrasser, se reformer. Il n’aurait su en voir les couleurs, saisir les nuances, ni en nommer les formes: elles se succédaient sublimes, subliminales, infinies, infinitésimales.

 

Le jeune garçon tendit l’oreille et se mit en quête d’en trouver l’origine. Le souffle se rapprochait, les ondulations s’accéléraient, les ondes s’épaississaient.

Soudain, il buta contre un objet étrange, long et oblongue qui faillit le faire rouler sur la tête. Il ramassa l’objet, encore étourdi. Il sentit contre sa paume comme une vieille branche, ou peut-être un tube? parfaitement lisse, avec quelques trous par endroits.  Il l’approcha de son oreille, tout près : le vent ?

 

C’était le vent! Dans un long souffle, le vent expirait dans la tige, qui sifflait la mélodie de ses mouvements.

 

Envoûté, et sans même le réaliser, il porta l’objet près de la bouche, il avança doucement les lèvres et comme un baiser léger, aérien, à peine effleuré, il souffla dans l’embouchure.
 
Ses doigts alors se lièrent et se délièrent, souples, agiles.
 
 
Ce n’était pas lui qui jouait, ce n’était plus lui qui était, c’était ses doigts, portés par un souvenir primitif, emprunts d’une mémoire ancestrale et d’un inconscient collectif, qui faisaient résonner l’écho d’une mélodie aux rythmes immémoriels.
 
 
Une harmonie enchantée l’enveloppa. Il n’était plus un corps physique, mais un atome, atome au milieu des atomes, faisceau parmi les faisceaux, ondes parmi les ondes et il vibrait en communion avec la terre, en symbiose avec le cosmos.
 
 
La flûte, depuis lors, ne le quitta plus. Elle éclairait ses ténèbres et illuminait sa nuit, elle lui soufflait les directions, et avec elle, les feuilles bruissaient pour lui signaler un buisson, les abeilles bourdonnaient pour l’alerter d’une ruche, les pétales se renflaient pour lui éviter un rosier, les corbeaux croassaient pour le dévier d’un ravin; partout où il allait, les oiseaux le suivaient, les insectes grésillaient, les rivières s’écoulaient, les arbres frémissaient, les bourgeons fleurissaient, les lucioles scintillaient, les bêtes se louvoyaient, les fourmis fredonnaient…. Et lui, au milieu de cette symphonie qu’il accompagnait avec sa flûte, il aimait danser, tourner, tournoyer, onduler, rire, jouer.
 
Après tout, c’était un enfant, n’est-ce pas? Qu’il paraissait heureux, le garçon !
 
 
Cependant, dans ce lointain lointain royaume, l’on craignait les gens heureux… et différents. On se mit à colporter d’affreuses rumeurs sur le jeune garçon et l’on rapportait de rue en rue qu’un aveugle parlait aux esprits, qu’il complotait avec les mondes invisibles… voyons ! l’étrange, il parlait aux rivières, il conversait avec les étoiles, il grondait avec les orages et dansait avec la pluie… Assurément, il était un sorcier ou un diable ! Un mécréant qui voulait répandre l’hérésie ! Sans doute invoquait-il des esprits maléfiques avec sa musique, ses chants, ses danses, voulait-il répandre le malheur dans le royaume ! Ses méchants frères étaient derrière ces rumeurs et prirent plaisir à attiser la haine des habitants. Ils n’eurent cesse alors de le harceler et le malheureux devint le souffre-douleur d’un peuple. Un jour, on lui interdit même de jouer près de la rivière, car avait-on décidé en certain haut-lieu, que jouer de la flûte « en public dans un lieu public était prohibé ». Il fut arrêté comme un malpropre et jeté au cachot.
 
– Diable ! Satan! crachait-on à son passage.
 
Ses frères l’accablèrent de tous les maux: la débauche ? Sa musique. L’hérésie ? Sa musique. La misère ? Sa musique. Les dévôts les crurent, les penseurs se turent, les gouvernants en profitèrent, les imbéciles les soutinrent et les paresseux laissèrent faire.
 
Elle – la musique – était devenue prétexte à toutes les haines et les vicissitudes.
 
 
Un soir sans lune et d’effroyable tempête, ses méchants frères et les habitants ourdirent le terrible dessein de le jeter loin de ce lointain lointain royaume. Ils le surprirent dans son cachot, puis le trainèrent de force jusqu’à l’Océan, où ils le jetèrent dans une petite barque et le poussèrent entre les vagues furieuses et tourbillonnantes, au milieu des éclairs et des orages.
 
 
 
On entendit encore le son de la flûte, mais il diminua peu à peu et bientôt, on n’entendit plus rien. Les méchants frères et les habitants le crurent mort, alors ils retournèrent tranquillement dans leur chaumière, auprès de leur femme et de leurs enfants.
 
 
Tendez-l’oreille.
 
Davantage.
 
Et vous, l’entendez-vous encore ?
 
 
Le malheureux ! Notre jeune garçon ! Où pouvait-il bien être, dans cette immensité ténébreuse et tourbillonnante ?
 
 
Il se tenait recroquevillé, sa flûte serrée fort contre sa poitrine.
 
Tremblant de froid et de peur, il sursautait au fracas des vagues contre la barque et il sentait le courant l’emporter dans une spirale infernale et l’eau glacée s’infiltrer entre les parois: ç’en était fini, se disait-il, il mourrait ici. Dans le noir et l’inconnu, seul au milieu de l’inconnu !
 
 
Il faillit céder à la panique quand soudain, il sentit subreptice, imperceptible, un demi-soupir effleurer sa nuque. Suivi d’un soupir. Une succession de soupirs silencieux, de souffles suspendus… C’était sa flûte! Elle essayait de lui parler!
 
Il la saisit délicatement, ferma les yeux, et comme une prière, il souffla dans la flûte. Son souffle se mêlait au sifflement des orages, aux percussions de la foudre et au mugissement des vagues.
 
Tout à coup, l’Océan se ravala dans un creux, puis dans une explosion, une baleine immense jaillit du tourbillon. Incroyable! Elle commença subitement à tourner autour de la barque en expirant avec force des jets d’eau, et se mit à jouer des notes singulières, sur une fréquence inconnue aux hommes. Mais le jeune garçon saisit aussitôt le message: elle était là pour le guider. Qu’il n’aie plus peur, elle le mènera sauf jusqu’à la terre ferme!
 
Durant des jours, la baleine navigua ainsi entre les océans et les mers, guidée par une mémoire originelle marquée dans sa chair et gravée dans son inconscient. Le jeune garçon ne tremblait plus, il n’avait plus peur, ni même froid ou faim. La baleine l’aiguillait, et en lui à présent s’était installée une sérénité lucide. Il accompagnait parfois son chant avec sa flûte, et ils se parlaient ainsi, en silence, durant des heures entières; dans les temps les plus intimes, ils parvenaient à se confier des mélodies de mystères universels.
 
 
Il finit par échouer sur une terre inconnue: la baleine demanda aux oiseaux de prendre le relai , et dans un ballet qu’il pouvait sentir au battement synchrone de leurs ailes, la troupe le mena jusqu’à un chemin sûr.
 
Les mondes marins, terrestres, célestes s’étaient, semblait-il, unis pour le le porter dans sa nuit.
 
 
 
Le jeune garçon passa ainsi des années, transporté par le souffle du vent. Il voyagea longtemps loin de ce lointain lointain royaume, avec sa flûte. Il y fit la rencontre d’autres instruments, d’autres mélodies, d’autres temps, d’autres histoires, d’autres étranges, d’autres marginaux et pour la première fois, il put partager son souffle avec d’autres hommes. Lui, si seul, si esseulé, se sentait à présent lié à d’autres hommes et même, maintenant, parfois, il les accompagnait avec sa flûte. Il apprit percussions, instruments à cordes, à vent, et chacun d’eux le plongeait dans un état particulier. Avec celui-là, il s’envolait dans les étoiles, avec celui-ci, il traversait une jungle; avec cet instrument, il était dans une forêt humide, avec celui-là au milieu des vagues, dans les antres de la terre, ou en suspension dans les cieux; celui-là était transe, celui-ci divertissement, celui-là danse.
 
 
La flûte demeurait toutefois « son » instrument: il se sentait lié à elle d’une façon singulière.
 
 
 
Cependant, au bout de quelques années, l’exil commença à lui peser. A lui, ou à sa flûte? Il ne l’aurait su dire. Sa flûte, devenue mélancolique, semblait avoir sombré dans une tristesse inexplicable, et elle soupirait des notes à présent inconsolables.
 
Quant à lui, un sentiment lourd pesait sur sa poitrine, comme un pressentiment. La flûte lui demandait de rentrer. Ce qu’il fit.
 
 
Lorsqu’il posa le premier pas sur le sol, il fut traversé d’un long frisson, glacé, tendu, électrique. La terre sous ses pieds était dure, un brouhaha terrible résonnait et un air lourd, crasseux, pesait.
 
Le vent ne soufflait plus, dévié par des bâtiments, la terre ne vibrait plus, étouffée par du béton, les étoiles ne scintillaient plus, disparues sous la lumière des villes et des réclames. Le jeune homme ne trouvait plus ses repères et sa flûte n’y comprenait décidément plus rien.
 
 
Il courut éperdu jusqu’à la rivière, mais il n’en demeurait qu’un mince filet d’une mixtion grisâtre. Il tendit l’oreille, désespérément. Plus rien. Plus un roucoulement, plus un frémissement, plus un battement… La Nature semblait avoir été engloutie.
 
 
Ses frères étaient morts de maladies étranges, qui infestaient le royaume : il y avait ces maladies nouvelles au nom strident, acéré, le stress, des grippes hybrides, des cancers affreux et des épidémies mortelles. Les champs, les terres, les animaux, les végétaux, les minéraux, étaient atteints de maladies étranges, et le ciel, les mers, les nappes, l’ozone étaient contaminés. Tout, tout était contaminé !
 
 
Le joueur de flûte était malheureux, perdu, terrorisé. Plongé dans les ténèbres de ses yeux et dans les échos terrifiants de ce royaume, il se recroquevilla dans un coin, serrant fort sa flûte gémissante, hoquetante, contre sa poitrine.
 
 
Ce lointain lointain royaume, cela le désolait, était devenu laid.

 

 

Il demeura plusieurs jours ainsi, emmuré dans le silence et la solitude. Un matin, une voix d’enfant le tira de sa torpeur.

– Qu’est-ce que tu tiens à la main ?

Le jeune homme se sentit précipité dans le vide.

– Alors, dis ? Elle essaya de lui arracher des mains, mais il retint sa flûte contre lui.

– C’est une flûte.

D’où étaient sortis ces mots ? Il y avait pourtant si longtemps qu’il n’avait soufflé des mots à une autre que sa flûte:

– Dis, c’est toi le Joueur de Flûte ? Alors tu es revenu ? Tu peux nous sauver ! Depuis que tu es parti, notre royaume a perdu son âme. Ses habitant ont voulu bâtir un monde nouveau, moderne qu’ils disent, politique, économique, industriel, financier, alors ils ont éradiqué l’histoire, les arts, la mémoire des civilisations, ils ont banni la beauté, ils ont remplacé la mélodie par du bruit et éradiqué la Nature. Mais je suis triste. Les oiseaux s’en sont allés, les fleurs ont péri, les animaux ont fui, et les humains de plus en plus pressés, dépendants, angoissés, malades. La mélodie a disparu de notre monde. Dis, toi, tu peux la ramener à la vie, la mélodie ?

– Que dis-tu ? ma flûte est si triste. C’est fini.

– Si tu es aveugle, c’est pour leur ouvrir les yeux. La terre ne respire plus. Les hommes ne respirent plus. Le végétal est devenu mécanique, le minéral électrique, l’homme robotique. On suffoque. Le coeur de la terre ne bat plus, ses poumons ont été sectionnés, sa tête dévissée… ses organes disséqués, transformés.  Le souffle ne circule plus.

Elle poursuivit, suppliante : Nous avons perdu le souffle de sie et tu es le seul, toi, Joueur de Flûte, à pouvoir nous le rendre. Ramène la mélodie, rétablis l’équilibre. Rends-nous le souffle. Rends-nous la vie.

 

Il saisit sa flûte, tendit à peine ses lèvres et doucement, souffla.

 

La flûte d’abord fut triste, infiniment triste. Elle leur conta la douleur, les misères et les malheurs qui frappaient ce lointain lointain royaume. Puis, peu à peu, la flûte s’accompagna du roucoulement timide d’un oisillon. Puis d’un léger bourdonnement d’abeille. Puis du bourgeonnement d’une rose.

Le Joueur de Flûte n’était plus seul ! Des hommes du lointain lointain royaume et ses amis d’au-delà du royaume, avaient entendu son appel résonner dans l’écho du vent, même la baleine qui apparut, faisant vibrer l’Océan avec son chant. A présent les hommes grattaient, soufflaient ou battaient dans leur instrument, et les voilà jouant tous, unis, réunis, dans un immense orchestre qui montait crescendo, et une transe déjà, commençait à les gagner. Le temps n’était plus le temps, et chaque musicien avait le sien, mais tous battaient la même mesure.

 

Ses doigts portés par une conscience ancestrale, dans une communication subtile et vibratoire, dans une fréquence synchrone avec le tout, vibraient des empreintes, des souvenirs de mémoires, comme une résonance dans le temps et dans l’espace, comme un écho, comme si, telles les étoiles qui nous contaient le passé des galaxies, ils nous faisaient parvenir le souffle de nos ancêtres, dans un instant de grâce.

 

Incroyable ! petit à petit, autour des musiciens, se forma un ballet: les hommes abandonnèrent leur voitures, firent taire leurs klaxons et leur téléphones, les oiseaux se réunirent  autour de leurs têtes, et à présent les abeilles, les papillons, les chats, les fleurs, les arbres dansaient leurs chorégraphies.

La fillette s’émerveillait du spectacle de Beauté qui s’offrait à ses yeux, alors elle aussi, portée, transportée, se mit à chanter.

« Donne-moi la flûte et chante.
Le chant est le secret de l’éternité,
Et les plaintes de la flûte demeurent
Après la fin de l’existence.
As-tu comme moi
Préféré pour demeure
La forêt aux châteaux
Pour suivre les ruisseaux
Et grimper sur les rochers ?
T’es-tu baigné dans le parfum
Et séché dans la lumière ?
T’es-tu enivré de l’aube
Dans des coupes remplies d’éther ?
T’es-tu, comme moi,
Assis au crépuscule,
Parmi les ceps de vigne,
Et les grappes suspendues
Comme des lustres d’or ?
T’es-tu, la nuit,
Couché dans l’herbe,
Prenant le ciel pour couverture,
Renonçant à l’avenir,
Oubliant le passé ?
Donnemoi le Nay et chante.
Oublie misères et remèdes
Car les hommes sont
Des lignes écrites,
Mais avec de l’eau ». *

 

Subitement, le béton commença à se fissurer, puis un trou béant apparut et l’asphalte, les panneaux publicitaires, comme ravalés par la terre, en firent jaillirent des arbres et des végétaux. Les animaux réapparurent, les lumières s’estompèrent, les étoiles se dévoilèrent et les hommes enfin! respiraient. Le coeur de la terre, de nouveau battait. Le poumon, de nouveau, soufflait. Le corps, l’âme et l’esprit étaient à présent liés par une énergie vibratoire tellurique, cosmique, minérale, végétale, animale, humaine, et s’épousaient dans l’union d’un souffle continu.

 

Dans ce lointain lointain royaume, on réalisa enfin que la musique, c’était le souffle, c’était la vie: l’on fit taire les dévots, on éduqua les imbéciles, on changea les gouvernants, et on impliqua les paresseux. On autorisa de nouveau les musiciens à jouer en public, dans les rues et on les laissa « être », seul ou en troupe. Même, on les y encourageait !

La Nature reprit sa place et dans le royaume, l’équilibre se rétablit. Les végétaux, les animaux, les hommes, les étoiles, les planètes… tous avaient leur place, chacun et ensemble.

 

D’ailleurs, tendez l’oreille. L’entendez-vous, ce roucoulement, ce bourdonnement, ce frémissement, ce battement ? L’entendez-vous, cette mélodie muette, ce silence fredonnant ? C’est peut-être le Joueur de Flûte qui passe sous votre fenêtre.

Tendez-l’oreille.
Encore.

Ce souffle sur la nuque. Peut-être est-il là, peut-être murmure-t-il maintenant au creux de votre oreille, l’harmonie des secrets universels… ?

 

* Khalil Jabrane
Photographie: The Secret Tree –

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?