Avant-hier. Je décide qu’elle sera journée en voiture, et sans taxi. Une journée chargée, dont j’ai anticipé chaque minute et que j’ai minutieusement construite, tel un château de cartes.
Tu parles. Parce que tel un château de cartes, bien sûr…
Bref. Ce que je voulais raconter.
Je m’installe sur le siège, contente d’être mon chauffeur et je démarre. Je souris, satisfaite de moi: je vais pouvoir aller plus vite que le temps, et faire tout ce qu’il y a à faire aujourd’hui.
Je roule un moment, puis soudain, un bruit étrange. J’accélère un peu, la voiture toussote, bondit, puis crabote. Une légère fumée s’échappe du capot.
Impossible de redémarrer: la voiture est en surchauffe et moi, je bloque le feu qui vient de passer au vert, au milieu de cette grande avenue bondée, pressée et colérique.
On me klaxonne, on m’insulte, on me hait.
On m’aide pas.
De plus en plus irritée, je peste contre ces minutes à venir que je vais devoir « réorganiser », et ce contretemps qui allait peut-être fiche en l’air tout mon chateau de cartes.
Soudain à ma droite, une voix péremptoire, et une question sous forme d’affirmation:
– Salam o 3alikoum. Qu’est-ce qui se passe ici.
Je lève la tête. Un flic, dans sa voiture de flic, à travers sa vitre de flic.
– Te7ti fl’en panne? Tu es tombée en enpanne?
Je lui explique.
– Laisse-les s’exciter ces fous de casawis et fais ce que tu as à faire. Ne te laisse pas distraire ou impressionner.
Je souris. Le flic a une voix enjouée, et même, il est sympa et serviable.
Un gars passe en voiture, me jette un regard noir et me fait un doigt d’honneur.
– Tu veux que je l’arrête?
Le flic fait mine de descendre de la voiture et d’aller vers le chauffard surpris, qui file vite.
– Aweddi hahaha! Vraiment aucune solidarité. Ils sont en train de foutre le bordel, alors qu’ils ont toute la route pour eux. Je vais barrer la route, pour te mettre en sécurité.
Il recule sa voiture et me protège ainsi des fou-furieux. Il descend.
– Attends je vais t’aider.
Après plusieurs tentatives vaines, il réussit enfin à redémarrer la voiture, il accélère sec, la fait bondir et réussit à la stationner.
Il soulève le capot, inspecte le bordel fumant puis me rend la clé.
– Merci!
– Mra7ba khti. C’est mon devoir.
Soudain.
– Comment tu t’appelles?
– Tu fais quoi dans la vie?
Son regard a changé. Sa voix aussi. Dans le coin des yeux, cette lueur de flic que vous êtes en train d’imaginer.
Tout de suite surgissent de ma mémoire un tas de trucs coupables, même si je sais pas trop quoi.
– Je suis inspecteur, voilà mon numéro de portable. Si tu as besoin de quoique ce soit, tu m’appelles. On a tous besoin du portable d’un flic sympa, dans ce pays! Quoique ce soit tu m’appelles yak? Tiens, enregistre-le sous… le flic d’len panne, ou le flic doukkali, ou ce que tu veux.
Moi je redoute déjà qu’il demande mon numéro, mais je suis aussitôt soulagée. A ma grande surprise, il ne le réclame pas.
– Je suis pas parfait, mais je suis un bon flic. Je fais avec mon temps. Et puis, je fais ma prière la plupart du temps, j’aide mon prochain… la vérité, j’ai que 2 belliate dans la vie. Mes deux addictions, mes petits plaisirs, pour donner des couleurs à ma vie. Ah non, non je me drogue pas, je ne fume pas de hashich Allah y Ster!
Il poursuit sur le ton de la confidence:
– Moi mon truc, j’aime le Kif et je bois de l’alcool. Tous les soirs, après le service. Yawmyane. Mais je suis pas alcoolique 3endek, rassure-toi. Je bois même pas beaucoup.
Silence.
– 4, 5 verres, c’est tout. Mais tous les jours. 4, 5 verres, c’est raisonnable, n’est-ce pas?
Bon, je te conseille de laisser ta voiture ici et continuer ta journée en taxi.
Je ris jaune. Un taxi. L’Univers, conspires-tu?
Sans blague.
Je lui demande l’heure. Bon, je me dis qu’il est presque encore temps de maintenir cette journée en château de cartes. On se remercie, on se salue. Il s’en va.
Sous le soleil de plomb, sur cette avenue bondée, moi, énervée, dépitée, pressée, je hèle un taxi.
Je grimpe et demeure silencieuse, l’air calme en façade, mais à l’intérieur, je dois vous avouer que c’est le bordel, et moi, je regarde passer la route en pestant contre cette journée, et ce taxi, et cette chaleur et tout et tout.
Soudain, un bruit. Le taxi toussote, bondit, puis crabote. Une légère fumée s’échappe du capot.
Le taxi bondit et s’arrête quelques mètres plus loin.
Non. J’y crois pas. Le taxi est en panne.
Le chauffeur descend de son taxi sous les klaxons et huées et insultes des voitures sans pitié pour cette vieille carcasse en surchauffe. De nouveau me voilà arrêtée et maudite de bloquer cet autre feu rouge de cette autre avenue bondée et hystérique.
Subitement, ma colère s’envole, ma mauvaise humeur se dissipe, et là, je ris, je ris, je ris. Et durant plusieurs minutes, je n’arrive pas à arrêter ce fou rire jusqu’au larmes.
– Pourquoi tu ris? On dirait que tu en pleures. Un autre client m’aurait insulté!
Je lui résume le début de ma jourée.
Lui aussi, il rit de bon coeur.
– Bon, je remonte dans mon taxi. Tu m’as rassuré. En fait, le problème, c’est pas mon taxi.
Il se tourne vers moi et, théâtral, braque ses yeux sur les miens:
– En fait, le problème, c’est TOI.
On continue de rire aux larmes sous les injures et menaces des voitures pressées.
Je repense à ma journée. A mon château de cartes qui s’écroule. Je décide alors de ne pas aller à contretemps. Mais à mon temps.
Je suis à présent de nouveau apaisée, gaie et joyeuse.
– Moul taxi, on va changer de destination s’il te plaît. J’annule tout.
Il réussit à redémarrer sa carcasse, et on fait demi-tour.
– « Si tu trembles à chaque injustice, alors tu es un de mes camarades! »
Je lève la tête, brusquement.
– Héhé! Tu sais qui a dit cette phrase? J’ai vu ta casquette, elle est chouette! La casquette du Che! J’ai longtemps porté l’étoile rouge. Il me dit ça avec un clin d’oeil dans le rétroviseur. Plus jeune, j’étais attiré par les idées communistes, la révolution, et j’ai participé à de nombreuses manifestations…. avant qu’ils ne nous trahissent, nos socialistes embourgeoisés!
– J’aime l’histoire, la littérature… et la poésie. Je suis un ancien élève de Zafzaf, et il a ouvert mon esprit à tant de choses! C’est lui qui m’a fait découvrir les traductions en arabe qu’a faites ‘Rûmî, des Robbayate d’Omar Khayyam.
« Le temps s’échappe à tire-d’aile? Sois sans peur.
Et l’heureux sort n’est pas éternel? Sois sans peur.
Profite de l’instant que te vaut la Fortune.
Sans regret, sans regard vers le ciel, sois sans peur.
Aujourd’hui sur demain tu ne peux avoir prise.
Penser au lendemain, c’est être d’humeur grise.
Ne perds pas cet instant, si ton coeur n’est pas noir
car nul ne sait comment nos demains se déguisent. «
Mon coeur bat la chamade. Encore un bonhomme surprenant, que je n’aurais sans doute pas rencontré, si j’étais restée enfermée dans mon ego et ma colère, dans cette urgence et ce brouhaha contagieux de la ville.
Bref, le trajet se déroule ainsi, surprenant, agréable, poétique.
Je repense à cette journée que j’ai voulu minutieusement organiser. Dont j’ai anticipé chaque minute.
A tout ce que je privais de mon présent, pour prévoir l’avenir.
Je me détends et me laisse emporter maintenant par le mouvement de la journée, et à présent, je suis le courant.
Une scène me revient en mémoire, soudain. C’était il y a quelques semaines.
Un adulte et un enfant. Tous deux ont très faim, et on vient de poser sous leur museau affamé des assiettes fumantes.
L’adulte, se jette sur son assiette, et se goinffrant: Qu’est-ce qu’on va être bien après manger! Qu’est-ce qu’elle sera bonne la sieste après ce bon repas!
L’enfant, doucement: C’est pas ce qu’il faut dire. Il faut dire, on est en train d’être bien, et on est en train de manger. Après, ce sera un autre moment. Et pour le moment, on est en train de manger, et on est en train d’être bien de manger. Tu comprends?
L’adulte, interdit, et comme pris en faute: J’avais jamais envisagé ça comme ça…
L’enfant: c’est ça, profiter du moment présent en fait. On devrait inventer un nouveau temps dans la conjugaison, un temps où on est « en train ».
Et c’était ça. J’avais si minutieusement organisé ma journée, nerveuse, agacée, j’avais tant pesté contre cette poisse et ces contretemps, que j’en avais oublié le moment présent. Et le moment présent m’avait offert un moment précieux.
Le reste? Le reste, après tout, je réalise, le reste peut attendre.
En moi, plus une once de colère, seulement de la bonne humeur. J’étais subitement reconnaissante.
Pour le moment, je suis « en train de bavarder » avec un taxi qui connait toutes les robayyat d’Omar Khayyam, un taxi ancien communiste et élève de Zafzaf. Et je suis « en train d’être » bien.