Des Enfants – LA COUR DES MIRACLES

Nous sommes assis côte à côte sur un banc, face à un petit square. On mange un msemmen bien gras et mche7em en observant les enfants jouer des coudes en chahutant, pour faire des glissades sur le petit toboggan déglingué en plastique jaune. Et ils finissent toujours au moins 2 ou 3 à se bousculer en même temps sur la pente, se marrant et se tapant les uns les autres.
 
Une fillette haute comme trois pommes s’approche de nous en se trémoussant, roulant des yeux malins et prenant visiblement grand soin des effets de son entrée. Ses cheveux châtains foncés sont tirés en arrière, et quelques bouclettes rebelles s’échappent de ses tempes. Son teint est un peu sale, cireux. Sur sa joue gauche, une balafre de 2 centimètres. Elle vient de perdre deux dents de lait, ce qui la fait zozoter.
Quel âge à-t-elle? 5 ans, 6 ans, tout au plus!
 
Bref. Elle se poste devant nous, nous observe quelques secondes. Et elle le montre bien, qu’elle nous observe, la gamine, elle hoche la tête de bas en haut, de haut en bas, une main sur la hanche, et un sourire exagéré irradie cet air juvénile et frondeur.
 
– Comment tu t’appelles?
 
Elle demande ça en se tortillant et riant, le regard insolent et amusé. On sent bien qu’elle apprend à peine à construire des phrases, et qu’elle bute encore sur certaines lettres, ce qui ajoute assurément au comique du personnage.
 
On lui décline notre identité. Elle soulève le sourcil, nous toise, un air de renard pas dupe:
 
– Oh! vous êtes maocains? on di’ait pas que vous êtes de Casa! Vous ne ‘essemblez pas à des gens d’ici, elle ajoute, le sourcil soupçonneux.
 
– Et toi, comment tu t’appelles?
– Malak!
 
– Et tu viens d’où, Malak?
 
– je suis née à 7ouribga et je suis arrivée à Casa le mois numéro 11!
 
Une meute de filles de tous âges et toutes tailles déboule en courant et vociférant en choeur:
 
– 3mi! Khalti!
 
– 3mi, qu’est-ce qu’elle raconte?
 
– Crois pas ce qu’elle dit, c’est un petite menteuse.
 
Il répond, léger:
 
– On papote!
 
Elles pouffent. Puis se remettent à crier en même temps, se bousculant violemment pour prendre la parole.
 
– Qu’est-ce qu’elle était en train de te dire?
 
– 3mi!
 
– L’écoute pas, l’écoute pas 3mi.
 
– Elle était en train de nous dire qu’elle venait de khouribga.
 
– Khaouribga? hahahahaha! Khrioua? hahahahaha!
 
– 3mi, toi tu viens de lbayda?! C’est où, lbayda, j’ai jamais vu lbayda. je connais que ce qua’tier.
 
Elles se donnent des coups de coudes, de pieds, se tirent les cheveux.
 
Une fillette, l’air plus âgée, les yeux en amande, le regard sage, serein, les cheveux noirs, lisses, et belle, très belle, calme la troupe.
 
– ça suffit. Ne la frappe pas. Excuse-toi.
 
Sa voix douce et ferme les a arrêtées nets. Elle prend la petite aux cheveux tressés entre ses bras, et la garde près d’elle: elle la tient par les épaules, protectrice.
 
– Qu’est-ce qu’elle vous a dit d’autre?
 
– Son prénom, vos prénoms à toutes…
 
Elles pouffent.
 
– d’où vous venez… tout, tout sur vous. et maintenant, on sait tout sur vous! il ajoute, taquin.
 
Malak parle en français en mimant des manières d’adulte précieuse et ridicule:
 
– okay okay! Attention!
 
Tout le monde s’esclaffe.
 
3 ou 4 des fillettes s’approchent de moi avec curiosité.
 
– Tu ressembles à une chinoise. Montre-nous tes yeux.
 
– Moi je m’appelle Rim
 
– Ici il y a plein de chinois qui viennent visiter. Et des gwer aussi. Tu es sûre que tu n’es pas une chinoise?
 
– Et toi tu voudrais aller où, Malak? il leur demande.
 
– Lméricane!
 
– Et vous? il demande aux autres petites.
 
– L’maricane hihi
 
La douce, les yeux brillants, la voix vibrante:
 
– California! Il fait toujours beau là-bas. J’aime le soleil.
 
– Lmiracane!
 
– Lmeracane!
 
– Lamia! Viens!
 
Une des fillettes fiche une tape violente sur la tête de Rim, comme ça, sans raisons.
 
Bref. Elles se postent toutes devant nous et se présentent.
 
– Voilà Wiam.
 
– Souad.
 
– Nisrine.
 
– Lamia.
 
– Malak.
 
– Rim.
 
– Jannate.
 
Jannate, c’est la fillette au regard si doux.
 
– J’ai 6 ans, s’écrie Rim.
 
– Moi 12 ans!
 
Malak, la voix rieuse et fluette:
 
– Moi Quatolze ans! hihi!
 
– QUATORRRZE!
 
– Oui quatolze! elle rétorque, en haussant les épaules, imperturbable, désinvolte et en même temps, le regard prêt à mordre.
 
– Mais non, elle a 4 ans!
 
– Mais non débile: elle a 6 ans.
 
– Moi 11.
 
– Moi 7.
 
– Elle 9.
 
– Là-bas, regarde mon frère, il a 12 ans.
– Mais il est débile.
– Mou3ad, le débile! Mou3ad, le débile!
 
– Vous allez à l’école?
 
– Non pas toutes.
 
– Moi, mais j’aime pas.
 
Elles chuchotent, les yeux plissés, la bouche en rond, la tête légèrement avancée, comme lorsqu’on s’apprête à raconter un ragot perfide:
 
– Celle-là a la langue lourde.
 
– Elle est débile, un peu.
 
– Lente.
 
– Hahaha!
 
Arrive une gamine un peu laide, duvet noir et lunettes très épaisses. Les gamines l’entourent:
 
– Vaz-y parle!
 
– Marwa, elle s’appelle.
 
– Khalti, elle parle comme une vieillarde.
 
– Khalti, elle est bizzaroïde.
– Folledingo.
– 3mi!
 
Elles se débattent, s’interrompent pour prendre la parole ou ricaner. Par moments, elles se fichent des baffes ou des coups, juste comme ça, aussi soudainement qu’elles pouvaient se prendre dans les bras.
 
– Viens!
 
Elles poussent Marwa dans le dos:
 
– Dis-leur comment tu t’appelles!
 
– Dis-leur!
 
– Qu’ils t’entendent parler. Allez.
 
– Allez!
 
Jannate réapparait soudain comme un ange et sort Marwa de l’embarras.
 
– Laissez la tranquille, voyons.
 
Soudain, toutes se taisent et se réunissent en cercle en chuchotant et pouffant.
 
– 3mi, elle veut te saluer mais elle n’ose pas parce que tu es un homme!
 
– 3mi!
– Chut!
 
– wilili wili!
– L7ob!
– Wili un homme!
 
– Lalla l3roussa!
 
– Hihi! Hihi!
 
Soudain, sans crier gare, Nisrine et Souad:
 
– Toi, t’as 2 visages! Rappelle-toi de celle-là! 7mara!
– Traitresse!
 
Les teignes se tirent par les cheveux. Elles crient, elle pleurent. Deux secondes plus tard, elles se tiennent par la main et vont taquiner Marwa.
 
Jannate essaie de les apaiser.
 
– Où tu habites à casa? j’ai jamais vu casa! C’est comment Casa?
 
– Khalti, tu peux enlever tes lunettes?
 
– Tu es jolie.
 
– Tu as les cheveux doux.
 
Elle m’entourent, me caressent les cheveux, me touchent les yeux, les vêtements, curieuses et rieuses.
 
– Mou3ad y chta7lina, Mou3ad y chta7lina, Mou3ad y chta7lina
 
– J’ai un cartable comme le tiens!
 
– Menteuse!
 
– Elle vit dans la rue. On vit toutes dans la rue.
 
– Mou3ad Tbe3na. Nariii Mou3ad Tbe3na.
 
– Menteuse, elle va pas à l’école! elle a pas de cartable. Elle est pauvre et elle vit dans la rue.
 
– Moi je vais à l’école, et je déteste ça! les maitresses nous tabassent, surtout la maitresse de français. Je la hais, je la hais!
 
– Tu sais, on connait des gros mots incroyables! A l’école, ils nous font bouffer des coups et des fessées. La maitresse, elle nous frappe avec ses chaussures.
 
– Des mots tellement gros que tu les as jamais entendus!
 
– On est obligées.
 
– Maitresse! Regarde.
 
– Hihi elle t’a appelée maîtresse!
 
– Khalti donne moi un dh!
 
Wiam se jette sur elle et la frappe en lui tirant les cheveux.
 
– T’as pas de fierté, pourquoi tu leur demandes 1 dh?
 
– Khalti, on dit des mots pas bien. Tous les mots. TOUS.
 
– C’est les garçons, ils nous insultent, les autres filles aussi alors on se défend.
 
– Elle, l3awra, la bigle, Marwa, tout le monde l’insulte.
 
– Khalti, tu sais a Khalti!
 
– Ayayayaya, Rim pousse un cri d’indien en zigzaguant dans tous les sens. Wiam la fait tomber avec un croche-pieds, et toutes rient avec cruauté. Sauf Jannate, qui aide Rim à se relever, sèche ses larmes et lance un regard désapprobateur à Wiam qui baisse la tête, confuse.
 
– Khaltii tu sais, c’est un fou. Mou3ad.
 
– Un attardé.
 
– il est malade. Il est là-bas, regarde.
 
Il s’approche. Brusquement, Wiam le frappe violemment à la tête.
 
– Il veut un dh. C’est un mendiant. Attention. Un fou, un malade.
 
Mou3ad arrive. C’est un enfant d’une dizaine d’années, il marche péniblement. Il tient un bâton entre les mains et il ne cesse de rire, sans se préoccuper du monde. Il a un regard tendre, et des joues roses, dodues. Wiam lui enlève méchamment son bâton et le malheureux s’apprête à entrer en crise, il se balance d’avant en arrière en pleurant et en poussant des cris stridents. Jannate récupère calmement le bâtons des mains de Wiam et le remet entre celles de Mou3ad.
 
– ça va Mou3ad. Tiens, récupère ton bâton. Tu l’as vu, le voilà!
 
Lui se balance d’avant en arrière, il rit, heureux. Elle pose sa main sur son épaule, il se calme aussitôt.
 
– Allez les jolies. Bye bye! On va poursuivre notre balade dans Casablanca.
 
– Vous allez où?
 
On marche en se retournant sans arrêt et faisant des au revoir avec la main.
 
Malak nous suit en faisant de grands mouvements de la main à sa troupe, en nous imitant:
 
– Bye Bye! Bye Bye! Au revoir!
 
Tout le monde rit en continuant de faire de grands signes d’au-revoir:
 
– Revenez, revenez!
 
– Khalti au revoir!
 
– 3mi! au revoir!
 
Je me sens tout-chose. Comme lorsque vous vous apprêtez à prendre le train du retour, à la fois heureux du privilège d’un si beau et inattendu voyage, et en même temps le sentiment d’abandonner des compagnons de route sur le quai. Et de les voir disparaitre au loin, immobiles, nous regardant repartir.
 
J’ai le cœur lourd. Le capitaine a abandonné son navire, et ce sont des générations entières qui vont à vau-l’eau.

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?