Sinon, L’Hamdoullah, 2/2 – LA COUR DES MIRACLES

Le train poursuit sa route, crissant sur les rails et sifflant dans nos têtes.

Je suis toujours dans mon compartiment exigu, et j’observe attentivement les personnages. Je les écoute converser, et par moment, je perds le fil, soudain absorbée par un regard, un mot; parfois, je ne les entends plus, fixée sur  un tic, un ton, une manière, fascinée par la pantomime de ces hommes et femmes réunis le temps d’un voyage.

– Los Maroquis no sabe…  disfrutar de la vida! Partout en el mundo , tu peux avoir des activitad, décentes, intéressantés, abordablés. Tu peux te permettre d’aller a un restaurante sympathico, con tus amigos, tus niños ... Ahi, nada… por nadie!

Lui, vous le reconnaissez: c’est AbdelJosé. Je l’ai appelé comme ça à cause de son accent et son ventre bedonnant. Il vit entre Barcelone et Melilia avec sa femme et ses trois enfants. Celle-ci se tient contre lui, une main affectueusement posée sur son genou:

– Eh oui! Vous réalisez, partout la classe moyenne peut sortir en famille dans un restaurant. Ici, c’est mahlaba, moul l7out, chouaya, oulla… ch7it! Là-bas, un ouvrier peut voir autre chose que son quartier et son moul babouch o saucisse! Awili, si un malheureux s’amuse à croire qu’il peut aller dans un restaurant sympa, modestement, avec sa famille, on le regarde de haut, avec mépris, comme un intrus de la société de consommation. Les serveurs, eux-même a 3iba Alah! Awili on n’a vu ça nulle part. Le malheureux, lui-même s’interdit de penser à y aller! Awili l7agra, dima.

– Riches ou pauvres, les marocains restent des marocains! Sortir, découvrir, explorer, apprendre, connaissent pas. Une espèce à part.

– C’est vrai, c’est vrai…!

– Mais L’Hamdoulillah, on peut manger avec peu au Maroc. On ne meurt pas de faim.

Celle qui a dit ça, c’est la femme aux mèches oranges et téléphone toujours pendu à l’oreille. L’Idari lui lance un regard noir, comme si elle  l’avait mortellement poignardé. Ou un truc comme ça.

– C’est quoi, ça?! Tu nous fais le coup de la ministre qui prétend qu’avec 20 Dh, sinon L’Hadmoullah, on n’est pas pauvre?

L’Idari. Ce type me fascine et je me rends compte que je suis là parfois, à épier ses expressions, son front qui se plisse, ses oreilles qui se tendent, sa moustache qui frétille. Sa hargne est pleine d’intelligence, sa haine, d’un passé sans doute terrible. L’Idari. Quelle est son histoire?

– Figurez-vous que je lui ai fait un courrier, à la bonne dame. Envoyé en mains propres par courrier recommandé avec accusé de réception. Si je n’ai pas de réponse à ma lettre, je continuerai de lui envoyer pour lui signifier ma désapprobation. On devrait tous faire ça. Ecrivez, écrivez des courrier. Dites-le, que vous n’êtes pas contents! Scandale! On mérite du pain tartiné aux conserves tous les jours c’est ça? L’7agra. On nous apprend, dites Alhamdoullah. L’Hamdou LiLLah pour la vie. L’7amdou li l7oukkam wa li cha3b pour ce qu’il fait de la vie! Et nous on fait n’importe quoi, on dit n’importe quoi. On regarde le navire couler. Quoi, le marocain, son sort, serrou dans la vie, c’est d’être content de pas être pauvre avec ses 20 dh, et manger des trucs indigestes: pas d’école, pas de santé, rien.  Travailler, manger. Safé. 7na B8ayem. Des bovins.

Il incline la tête, à la fois furieux et désolé.

– C’est que les marocains sont trop occupés à dépenser leur argent dans les salons, les rideaux et leurs vaisselles. Aweddiiiiiiii…, il siffle entre les dents.

– Ma mère et son salon, c’est toute une histoire. Pour nous, c’était un endroit à part de la maison. Petit, c’était l’antre interdit. Ma mère, je te jure, on dirait qu’elle avait mis une chaine imaginaire à l’entrée du salon. Personne n’osait approcher, et elle ne daignait la relever que pour les invités.

Lui, c’est le grand dégingandé, à coté de moi. Il commence toujours ses phrases avec empressement en remuant une jambe, il est un peu timide, vulnérable, et il essaie, content, de s’intégrer à la discussion. Et plus il se sent intégré dans la discussion, plus il est davantage content.

– La malheureuse. En définitive, elle n’a jamais voyagé, ni n’a jamais sorti ses beaux couverts, et elle n’a jamais pu profiter du salon. Je te jure! Chez moi, je profite de chaque endroit. Y a pas la moitié de la maison pour des invités imaginaires!

– Haha la mienne aussi!

Et tout le compartiment d’acquiescer en répétant des Haha la mienne aussi!  Le dégingandé, trop content d’avoir fait rire des gens, n’arrête pas d’agiter ses jambes et ses mains. Il est fier, il en rajoute.

– C’est comme les vitrines dans les salons. Il y en a dans tous les salons. Qu’est-ce que ça veut dire, cette obsession pour ces breloques inutiles… et moches?

Le compartiment rit de bon coeur, avec indulgence, attendri par ces névroses de nos mères. Sauf le gars aux mots fléchés qui lui, a décidé d’ignorer tout le monde avec superbe.

– Elles sont toutes pareilles, hein, nos mères!

Bref. pendant près de trente minutes, chacun y va de son menu détail, de son anecdote sur les conditionnements et névroses parentales, qui ont donné naissance à nos conditionnements et névroses infantiles, chacun riant, s’indignant quoique rassuré de retrouver les mêmes traits chez tous. Cette fois, le gars aux mots fléchés les regarde effarés, comme des détraqués, tous, puis replonge dans sa grille.

Le train s’arrête quelques instants. Quelques voyageurs descendent, d’autres montent, dans la bousculade et le brouhaha. Une place se libère en face de moi.

Une femme entre péniblement dans le compartiment, un bébé dans un bras, deux gros sacs en toile dans l’autre, et un gamin de 3 ans pendu à la jambe. Elle essaie de caler ses sacs monstrueux entre son pied et celui du voisin, elle le piétine, le pousse, l’écrase, mais elle semble ne guère s’en préoccuper, et poursuit sa bousculade jusqu’à réussir à immobiliser ses paquets. Enfin, elle s’assoit. Personne n’ose piper mot. Elle a bloqué tous les mouvements des passagers, presque recroquevillés dans leur siège maintenant. Et la vérité, elle en a rien à foutre.

La femme porte une grosse djellaba couvrant 2 pantalons et une robe de chambre, et des sandales sur une superposition de chaussettes et de couleurs.

– Elle aussi, mériterait que je lui fasse un courrier.
L’Idari murmure ça, et au fond de moi, je m’esclaffe. Il serait bien capable d’être sérieux!

– 20 Dh, Allah y Sma7lihoum.
– Wa, Lahyakhoud fihoum l7a9 oui!

Le bébé au bras couine en riant béatement. Il est mignon. Le compartiment lui sourit, il couine de nouveau. Soudain, la mère lui tape brutalement l’épaule.
– Chut!

Subitement, le compartiment est glacé.
Le bébé la regarde ahuri, ne comprend pas. Il se met à pleurer. Elle lui fiche une tape sur la joue. Il pleure de plus belle, et cette fois, elle le secoue pour qu’il se taise, en soupirant péniblement, tandis que lui sanglote à te fendre l’âme.

Il finit par se taire, le bébé. Perplexe, résigné. La mère, elle, semble porter le poids du monde dans son regard. Et en même temps, il est inexpressif. Vide.

Elle se relève, reprend ses sacs et ses gamins entre bras et jambes, bouscule de nouveau tout le monde et s’en repart dans le compartiment voisin, pestant contre ce bébé impossible qui ne savait pas se taire, se tenir et qui lui fichait la honte partout, devant nass.

L’idari lance tout bas, hargneux:

– L’éducation? Comment peut-on élever un peuple bien dans sa peau, quand un nourrisson reçoit des claques, simplement parce qu’il a ri. Parce qu’il pleure. Ah, le futur schizo, le malheureux, il est déjà dans la contradiction, il baigne déjà dans la violence, le mépris, la trahison, l’interdiction. On lui signifie qu’il dérange déjà dans ce monde. Quel enfant, quel garçon, puis quel homme on va en faire? Qu’est-ce qu’on espère de ça? à la maison, à l’école, à la mosquée, au travail, à l’administration, on tape pour un rien, pour punir, soumettre, interdire… Encore un frustré qui va rejoindre la meute. Ils ne s’aiment pas. Non, décidément, ils ne s’aiment pas, les marocains. Un beau pays. Tu parles. Comme si on avait de quoi être fier d’avoir de jolies plages et montagnes, comme si c’était nous qui les avions bâties. Sir, on les a polluées et détruites sans vergogne. Quel beau pays? La terre était belle, on en a fait un pays sale, un peuple mal élevé. On l’a pas rendu plus beau, hein. Au contraire.

– Au contraire. Il persifle.

Et les autres de se regarder soudain gênés et marmonnent, la tête dandinante :

– Sinon Lhamdoullah.
– Sinon Lhamdoullah.
– Sinon Lhamdoullah.

Je les regarde de nouveau, un profond malaise me tord l’estomac.

Lire l’épisode 1: https://ahlemb.org/sinon-lhamdoullah-episode-1/ 

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?

 

2 réflexions au sujet de « Sinon, L’Hamdoullah, 2/2 – LA COUR DES MIRACLES »

  1. Bonne continuation Ahlam!
    J’adore toutes ces histoires cocasses que tu nous publie en ligne…

Les commentaires sont fermés