C’est un long trajet qui m’attend. Je monte dans le train et me faufile dans mon compartiment d’où se dégagent des vapeurs de chaleur étouffée, de cuir, de transpiration et de pelures d’orange.
Je m’installe. Dans le compartiment, le silence. Chacun semble vaquer à ses occupations, mots fléchés, courriers, téléphone, mp3, sandwich.
Mais avant de démarrer ce voyage ensemble, je dois d’abord vous présenter certains protagonistes.
Tout d’abord, en face de moi. Un homme bedonnant et courtaud, les cheveux châtains coupés ras, épluche une orange avec ses doigts boudinés. Des gouttes de sueurs perlent ses tempes et sa peau blanche vire parfois rosâtre. Il mélange dans son accent chantant du nord, des mots d’espagnols, des mots d’arabe, parfois de français, dans un débit accéléré et une voix puissante.
Je m’amuse à lui donner le prénom de AbdelJosé.
A côté de lui, sa femme. Tout le trajet, ils se tiennent par la main ou une main sur la jambe de l’autre. Elle porte un fichu noir d’où s’échappent quelques mèches brunes, sa peau est blanche et ses yeux noisettes. Elle a l’air sévère, un peu rigide mais le coeur bon et le regard intelligent. Elle se tient contre la fenêtre et regarde défiler le paysage, sereinement.
Elle, je lui attribue le prénom de Samira.
En face d’elle, à ma gauche, un homme, la cinquantaine, la mine compassée, porte au visage une chevelure et une moustache épaisses et grisonnantes. Il est très brun et sa peau cuirassée abondamment tachée par le tabac et le soleil. Ses grands yeux m’intriguent: on y devine une colère froide, sous des sourcils furieux et broussailleux. Il est en train de classer des lettres après les avoir soigneusement étudiées derrière ses petites lunettes. Sur la tablette rabattue, plusieurs papiers à lettre et un stylo plume flambant neuf. Il s’apprête avec tout autant de soin à répondre à ses courriers. Il a un air d’un prof de fac, d’un militant associatif ou d’un espion du Makhzen. Ou tout ça en même temps. Parce que vous faites la différence, vous?
Lui, je sais pas trop. Va pour L’idari.
A coté de lui, toujours à ma gauche donc, un jeune homme. Enfin, pas si jeune que ça, mais il arbore cet air éternellement puéril, gauche et trop zélé. Il aide toutes les personnes de passage dans le compartiment, avec empressement et un sourire trop aimable. Presque servile. Il était de cette famille de gens trop grands, trop longs, le corps dégingandé, mais construite en angles droits, le dos vouté et la tête trop en avant. Lorsqu’il me frôle le genou, il rougit, et sans oser même regarder, discrètement, il se pousse ou éloigne son genou petit à petit.
Lui, c’est Abdelghni.
A ma droite, un lycéen tout de noir vêtu, une couche de gel étalée sur ses cheveux luisant. Tout le voyage, il ne pipe mot ni ne quitte son écouteur pendu à son oreille droite.
Lui, je l’ai surnommé Le Jeune-Au-Gel.
En face de moi, une femme, 35 ans, le cheveux mêché jaune, le sourcil tatoué, l’ongle manucuré. Son téléphone n’arrête pas de sonner, de biper, d’être notifié et elle répond bruyamment aux sollicitations, sans se préocccuper le moins du monde de son voisinage.
Elle, je l’ai surnommée, la Mêchée.
Enfin, à coté d’elle, un homme, l’air sérieux d’un homme en mission pour le travail. Il joue aux mots fléchés, très concentré, son épaule contre la porte battante du compartiment. Tantôt il s’assoupit, tantôt il réfléchit. De temps en temps, il soulève un sourcil méprisant à l’adresse d’un importun trop bruyant.
Lui, je l’ai appelé Abdessamad.
Bref.
Après quelques minutes passées à s’installer, s’observer, se jauger, s’ignorer, un bruit rompt le silence.
Le contrôleur passe la tête dans l’entrebâillement de la porte battante en tapotant 3 fois sur la vitre.
Chacun s’empresse de chercher son billet et de lui tendre. Il les poinçonne un à un, puis s’arrête sur le billet du chamali bedonnant, AbdelJosé.
– Vous savez qu’il faudra faire votre changement à Casablanca. N’oubliez pas!
– Ah il y a un changement à faire? Il lui demande, surpris.
– On ne vous l’a pas dit en achetant le billet? Il faut changer de train à Casa Voyageur.
– On ne nous a rien dit!
Le contrôleur s’en va. Le chamali bedonnant regarde sa femme avec désarroi, comme trompé. Elle répond à son regard par un soupir exaspéré en levant les yeux au ciel.
J’entends une voix contrariée mais froide, un ton rocailleux et furieux articuler.
– Il faut leur écrire une lettre. Dénoncer. C’est un scandale.
C’est l’homme aux airs de professeur de fac.
Le chamali profite de cette intervention pour continue de répéter, avec plus de désarroi, l’air plus victime :
– On ne nous a rien dit. On aurait atterri à… je ne sais où. Pfff.
– Il faut leur écrire une lettre à l’administration. Ils doivent faire leur travail. Un service public. Quel scandale! Ne laissez pas passer ça! Faites un courrier et dénoncez. Malheureusement personne le fait, mais si on le faisait, par esprit civique et pour jouit de nos droits de citoyens ou de consommateurs, on n’en serait pas à un tel niveau de médiocrité et d’incompétence.
Le ton est dur, procédurier.
Le chamali bafoué continue de geindre.
– On ne nous a rien dit. On aurait atterri à… je ne sais où. Pfff.
– Les gens sont égoistes. Ils ne pensent qu’à eux. Qu’à tricher. Le marocain, il apprend depuis gamin à tricher. Rien qu’en traversant la rue, il faut tricher dans ce pays. Tu réalises? Ils ont même triché sur la viande de Aid L Kbir cette année!
– Les chiens!
– Que dieu les maudisse.
– Il faut que le citoyen dénonce, fasse des lettres, s’implique.
Le compartiment commente en s’écriant, marmonnant ou sifflant: « Des chiens. » « Bouchekkara » « Des animaux » « Education » « Zero » « Walou » « Ya Latif » « Voleurs » etc.
– Ma petite fille me dit : j’ai peur de traverser la route quand je suis au Maroc. Elle m’a d’ailleurs bien fait rire l’autre jour, elle me dit : Je n’y comprends rien du tout à comment ils conduisent. C’est pas le même code de la route! Elle a raison. Moi-même j’ai peur de traverser.
– On y revient. L éducation. C’est un problème d’éducation. C’est ça la source!
– Je suis orikhinaire de Melilia. J’habite à Barcelona. Ah c’est une autre vida là-bas. Todo por le citoyen.
– J’ai du emmener mon père à l’hôpital l’autre jour. Que vous dire. On a cru entrer dans un champs de bataille: du sang, des gens blessés, allongés parterre, des gens qui se soignent eux-mêmes ou crèvent à même le sol . Et toute une mafia des infirmières et des infirmiers. On a du donner de l’argent à l’infirmier pour pouvoir passer rapidement. Des infirmiers et infirmières qui ont pris leur retraite anticipée et qui reviennent pour gérer les nouveaux et s’en mettre plein les poches: ils servent d’interface entre les patients et les nouveaux. Ils connaissent leur business et forment les nouveaux.
– Ya latif, ya latif.
– Les chiens! Y a que l’argent, l’économie, qui intéressent le pouvoir. Le Makhzen!, il crache ça avec dégout. Ils accumulent, accumulent et laissent pourrir le citoyen. Pas d’éducation, pas de santé, pas de travail, pas de justice, pas de sécurité, pas de droits, pas de gouvernement… Rien, on n’a rien et on se fiche de nous. Et nous on dit rien. Il faut faire des courriers.
– Le Makhzen.
– Tfou!
-Voleurs.
– Locura!
-Tricheurs.
-Menteurs!
-…
Maintenant, la discussion vire carrément politique, le ton est haut, le regard outragé, puis on s’en rend compte, le sujet est sensible et la corde sur le point de rompre, le chamali baisse d’un ton au fur et à mesure qu’il parle et maintenant il parle presque bas, presque dans la confidence. On sent que les passagers sont gênés, qu’ils aimeraient changer de sujets, mais personne n’ose dire qu’il a peur, ni paraître lâche devant les autres.
À présent, silence. Leur imagination s’est essoufflée, leur vocabulaire épuisé.
L’homme aux mots fléchés leur adresse un regard en coin, hautain, méprisant.
– Walakine, Mais, Sinon Lhamdoullah. On a tout. On a de la chance d’être marocains. Les Tajines, la solidarité, la famille.
– Lhamdoullah
– Lhamdoullah
– Lhamdoullah
Un silence gênant s’ensuit. Soudain, la porte s’ouvre dans un grand bruit. C’est un gars, il passe la tête à travers la porte battante :
– Salam ! Les gars, quelqu’un à une cigarette ? Allah y 3fou.
– Non
-Allah y 3fou.
Le prof de fac plonge sa main dans la poche de son pantalon beige, et en sort un paquet froissé de Marquises, fouille dans la petite ouverture et tend une cigarette chiffonnée.
– Itoub !
Il retire sa tête de l’entrebâillement et poursuit sa route dans le wagon.
-…
– Walakine, Mais, Sinon Lhamdoullah. On a tout. On a de la chance d’être marocains. Les Tajines, la solidarité, la famille.
Soudain, crissement, étincelles, grésillement de lampe. Le train freine brusquement. Il reste arrêté longtemps, pendant que les passagers s’interrogent.
– Personne ne nous avertit. Des nuls. Des chiens. Et ils traitent le citoyen et client comme des chiens. Je vais leur écrire. 10 minutes à l’arrêt et pas un mot de quiconque. Je vais leur faire un courrier.
La porte du compartiment s’ouvre sur un homme inquiétant. Il a une longue cicatrice qui traverse ses lèvres jusqu’aux oreilles, puis une autre autour de la gorge. Il ouvre la porte, cherche une place, mais le compartiment est plein. Tout le monde a les yeux fixes sur sa cicatrice mais ne dis rien. Il bouge la tête de gauche à droite, observe, on n’ose pas le regarder dans les yeux, soulagés que tous les sièges soient déjà occupés.
– Un scandale! Faire un courrier!
Et c’est reparti en anecdotes, analyses, invectives, pendant qu’ils s’interrompent, essayant chacun de porter haut leur parole, et leurs histoires, l’actualité, dans ce petit compartiment de train, chacun avec son accent, Meknassi, chamali, rbati, fassi, une partie du Maroc réunie là, dans la chaleur d’un wagon, dans la promiscuité d’une cabine.
A suivre…
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