C’est l’heure du goûter. J’adore ce moment où seule, enfin seule, je me délecte d’un roman accompagné d’une tasse de café crème.
Mais voilà, encore un délicieux moment de paix gâché par cette fichue sonnette! Maudissant déjà l’intempestif, je me lève et saisis l’interphone:
– C’est qui?
– 9rib*
– Qui 9rib?
La voix revêche:
– 9riiiiib!
– Qui ça, 9rib?
Le ton rogue:
– Tante Aïcha! Ta mère est là?
– Non.
Ouf, elle va s’en aller.
– Ouvre je vais l’attendre.
Merde.
La porte s’ouvre sur une dame renfrognée, le fichu mal ajusté et empaquetée dans une djellaba de couleur maussade grossièrement coupée. Elle me claque deux bises. Me pique les joues. Aïe!
Elle s’assoit, je m’assois, on se tait. C’est qu’on a pas grand-chose à se dire. Et puis cette tante, moi je l’aime pas trop: elle m’a toujours fichu le cafard avec ses lèvres affaissées de dégoût, sa voix âcre, son regard hargneux. Je crois que je ne l’ai jamais entendue rire, mais toujours rognonner ou rouspéter.
Bref. De temps en temps, pour rompre le silence gênant, elle fait semblant de s’intéresser.
– Ça va l’école?
– Oui, merci.
La vérité elle en a rien à foutre.
Silence.
– Où est ta mère?
– Je sais pas.
Incrédule, soupçonneuse:
– Comment ça tu sais pas.
Ses petits yeux me scrutent, non me percent! comme si je participais à un complot qui visait à lui cacher où se trouvait ma mère. Moi je dis non juste pour l’emmerder.
– Mmmmm
Son Mmm suspicieux, il m’enrage.
Silence.
– Ramène-moi un verre d’eau. Je lui apporte de l’eau et tout de suite, elle en profite pour me demander sur un ton grincheux un tas de menus services, rapproche mon sac par-ci, tends-moi le téléphone par là etc… parce qu’un gamin ici, figure toi qu’il est corvéable à merci. Mais sans un seul merci bien sûr.
Silence.
– Qu’est-ce que tu lis?
Je lui donne le titre, persuadée qu’elle connait pas.
Tout à coup son visage s’éclaire:
– Aaaaah je me souviens de ce roman! Je l’ai eu à l’oral du bac! Une merveille!
Elle se tait, le regard soudain pensif, comme si elle fouillait dans ses souvenirs.
Le silence avant la tempête parce qu’à partir de là, elle s’est plus arrêtée de parler, subitement volubile. Si volubile que par moments, moi je crains qu’elle ne s’étouffe avec un mot ou qu’elle n’avale son dentier. Sans blague.
– Les souvenirs! Ah l’époque de la colonisation! Tu sais, quand j’avais 10 ans, je cachais des lettres et des paquets dans mon cartable, entre mes livres scolaires, puis je roulais en vélo – parfois des kilomètres! – pour les porter à telle ou telle famille. Des résistants. J’étais morte de trouille! Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas ce que je transportais! Et à chaque fois je devais aller dans une maison différente! Je toquais trois coups à la porte puis je me glissais vite dans la maison pour que personne ne me voie, et une fois les paquets remis, on me servait des friandises ou un verre de lait. Ah la la si on m’avait arrêtée! Si on avait su! Même ma famille ne savait pas ce que je faisais! Tu sais les colons ils rigolaient pas et dieu sait ce qui me serait arrivé si on avait pensé à fouiller l’écolière que j’étais. Ils pouvaient débarquer à tout moment chez toi! Je les ai vus faire hein, embarquer nos voisins, nos amis, je les ai vus rafler des familles entières qu’ils soupçonnaient de résister, ou qu’on avait dénoncées!
– Une fois, en sortant de l’école, j’ai aperçu des manifestants avec des portraits du roi, ils réclamaient le retour de Mohamed V alors en exil et ils exigeaient la liberté haut et fort au milieu du boulevard! Ce jour-là, la police nous a violemment dispersés, ils tapaient sur tout ce qui bougeait et nous on courait, on courait pour éviter d’être bastonnés ou embarqués. Dans la course folle, j’avais perdu mes sandales, mais j’ai continué de courir, j’ai parcouru des kilomètres et des kilomètres pour arriver à la maison! J’avais les pieds meurtris et en sang, mais je n’ai pas osé rentrer à la maison dans cet état, alors j’ai sonné chez une de nos voisines à qui je remettais souvent des paquets. Une amie de la famille, une juive. Sans me poser de questions, elle m’a lavé les pieds dans une bassine et les a enduits de baume. Que c’était douloureux! Je pensais aussi à mon père, et je te jure, c’était encore plus douloureux que les écorchures! S’il avait su! La brave dame m’a raccompagnée jusque chez moi et elle a détourné l’attention de mon père pendant que vite! je suis allée me coucher pour ne pas le croiser.
Ah vous, vous n’avez pas vécu ça. Vous n’y pensez pas, vous n’y pensez plus, peut-être même vous ne savez pas, mais nous, on s’est battus pour la liberté!
Tu sais, les colons, ils pouvaient débarquer à tout moment chez toi. Pour réquisitionner de l’eau souvent. Nous, on galérait parce qu’on était obligés de fournir toutes nos réserves d’eau ou de nourritures et parfois, il ne nous restait plus rien. Rien! Heureusement, on s’entraidait beaucoup entre voisins! Ah ben oui, parfois rien à manger ni à boire! Ah les salauds!
Je la regarde les yeux ronds. Je ne l’ai jamais entendue dire salaud. Ni rien qui se rapproche de ce champs lexical.
Elle me déballe encore mille anecdotes, le sourire fier et le regard plongé au loin dans son passé d’enfant rebelle.
– Ah tu m’aurais vue avant. Eh! Ne me vois pas comme ça. Non, non! J’étais pas comme ça! J’étais jeune, belle et rebelle, insoumise aux hommes, aux règles, à la société, je me battais pour l’indépendance, pour la liberté. Et tu sais? Hihihi! je mettais des dos nus et des bikini! ah la la, comme j’étais tu sais! Mais non, tu ne sais pas.
Une pointe de regret dans sa voix maintenant.
Que s’est-il passé? j’aimerais lui poser la question mais je n’ose pas.
Comment ça a-t-il pu devenir… ça?
Il se fait tard, elle interrompt son récit, me promettant de me raconter d’autres histoires la prochaine fois.
Elle s’en va et moi je referme la porte derrière elle comme on referme un roman palpitant mais inachevé.
Je suis d’abord dans un état d’euphorie, toute excitée de connaître ces bribes de notre passé, ces histoires, cette Histoire que nos aïeux nous racontent trop peu et que l’école ne nous enseigne pas.
Puis l’euphorie retombe et je me demande de nouveau: Que s’est-il passé? Comment cette femme qui a mis tant d’énergie, si jeune, à libérer son pays a-t-elle échoué à se libérer elle-même? Comment ces femmes, si fortes, se sont-elles résignées à leur sort? Pourquoi?
L’euphorie s’en est allée tout à fait, et maintenant, mes mains, mes mains tremblent de peur.
J’ai peur, oui. J’ai peur, de grandir, de vieillir, de devenir rêche et hargneuse, amère et passive, j’ai peur d’abandonner cette vie et ce volcan qui bouent en moi. Oui, j’ai terriblement peur de me résigner, comme toutes ces autres.
* 9rib: Un proche