Aujourd’hui on m’a traînée au hammam. C’est que j’avais pas du tout envie d’y aller, seulement tu comprends, je me suis trouvé contrainte de vite acquiescer lorsque ma grand-mère a proposé de l’accompagner.
La vérité et ce qui m’a définitivement décidée à dire oui, c’est sans conteste les regards louches que ma tendre mère braquait sur moi, et que moi, moi seule, sa fille, pouvait percevoir, soigneusement planqués derrière son sourire excessivement enthousiaste.
Bref, aussitôt dit oui, aussitôt les voilà qui préparent nos sacs, guillerettes, en débitant d’une voix cérémonieuse et chantonnante une longue tirade sur ma vie de femme en devenir, ce que je devais apprendre maintenant, comme une jeune fille, et tout ce que je devais faire, aimer, comme une jeune fille. Ah oui! et que j’ouvre grand les oreilles car ce sont des leçons de jeunes filles comme il faut, et que je dois bien retenir à présent que mon corps grandit et tout et tout.
Ne me demande pas de te raconter le tout et tout parce que c’est terrible. Terrible.
On y est. Dans une pièce tiède, trois femmes nous tendent un ticket. Le sourire joufflu, le sein tombant, la chair étalée, le cul affalé sur un minuscule siège en plastique.
Les yeux ronds, je continue de traîner ma stupeur jusqu’à la seconde salle, plus sombre, plus humide, imprégnée d’une puissante odeur de soufre.
Je dois te dire, moi les étalages de chair et les échanges d’intimité, c’est pas mon truc. La promiscuité, non plus. Et pourtant ces dames de claquer des bises, par ci, par là. Comme ça, à poil. Sans blague.
Je balaie la pièce du regard: des femmes uniquement, qui tour à tour se lavent et ergotent, se frottent et se lamentent, se rincent et s’indignent. Quelques-unes, tapies dans les coins, se lavent discrètement, silencieuses et pensives.
Bref je prends place et verse un bon coup d’eau brûlante sur la tête; tout de suite, un picotement agréable me fait frémir, et je me détends peu à peu.
Je ferme les yeux et tends l’oreille.
Une voix geint.
– Il est sorti furieux pac’que son repas était pas prêt à temps. Moi j’ai huit gosses, regarde là-bas, il y en a déjà quatre! Toute cette marmaille à gérer et lui, furieux parce que j’étais en retard de dix minutes. Quand il me fait ça, moi c’est tout de suite le sucre et le cholestérol qui montent en flèche. Il me tue. Ou il va me tuer.
Une autre persifle:
– Elle n’a pas voulu de lui. Elle en a refusé des tas. La petite prétentieuse. Qu’est-ce qu’elle espère, bientôt 27 ans, toujours célibataire. Qu’est-ce qu’elle s’imagine? Pour qui elle se prend, zaâma?
Une autre encore gronde:
– Tais-toi! Laisse-moi parler. Ah, quelle sale gamine, un monstre!
Mes yeux s’ouvrent sur cette dernière: une mère coiffe sa môme avec un peigne fin, en dépit de ses hurlements sinistres et de ses malheureux cheveux crépus. Elle, agacée, lui fiche des tapes sur la tête ou sur la cuisse dès qu’elle se remet à brailler.
Tout ça me fout davantage le cafard. Ma tête est de plus en plus pesante.
– N°18!
C’est pour moi. Au début, je dois te dire elle, je l’ai trouvée terrifiante. Une gaillarde, grande, robuste, un tissu enroulé autour de la taille.
La gaillarde m’attire vers elle, montre ses chicots dans un sourire puis m’allonge sur le dos. Elle transpire à grosses gouttes et moi je te jure je crèverais pour être ailleurs, tout de suite; mais déjà elle saisit mon bras et commence à frotter avec force.
La tayyaba*.
Ses seins écrasent mon visage, ses bras écrabouillent ma cuisse, son gant crisse sur ma peau. Et moi, je me maudis de m’être laissée entraîner dans cette galère.
Après un long silence, elle finit par parler.
– Ma jolie, regarde-toi, tu es toute frêle, pour ça que moi j’y vais tout doux avec toi!
Pour penser à autre chose que mon épiderme en feu, je l’observe de plus près. Elle frotte ma peau avec vigueur, et elle va et elle vient, avec sa main épaisse, avec son corps lourd, avec son souffle court; ses cheveux humides collent à son cou boursouflé, de grosses gouttes perlent son front rougi par la chaleur, et par moments, un rictus déforme son visage, laissant une impression meurtrie, écorchée. Et son regard. Un regard épuisé. las.
Soudain, mon coeur me fait mal.
– Alors dis-moi, tu es mariée ma jolie?
– Non.
– Alors te marie pas! jamais!
Je sursaute. Comme elle avait dit ça, brusquement!
– Des #13¨%*#1 les hommes! Le mien, le mien, tu sais c’qu’il a fait le salaud. Il s’est tiré avec une autre, et m’a laissé mes 4 gamins sur le dos. ‘M’a laissé sur la paille. ‘M’a laissé sur la paille!
Ces mots, elle les a crachés; je vois luire maintenant dans ses yeux des éclats de rancune et de haine.
Puis peu à peu le regard se dilue et se résigne, jusqu’à l’amertume.
– J’ai galéré, galéré fillette! Trouver du travail, à mon âge. Qui voudrait de moi? Mais grâce à dieu. J’ai essayé un peu d’ ménage, mais j’en étais pas capable, trop épuisant, j’ai essayé un peu d’ couture mais tu sais jamais quand tu vas travailler. Et moi j’ai des bouches à nourrir, des têtes à loger. Mais grâce à dieu. Une amie qui travaillait ici m’a proposé de devenir Tayyaba* alors grâce à dieu.
Bah c’est dur, cet’ fournaise, et d’rester debout toute la journée! Au début c’était un supplice! Puis on finit par s’y habituer. On finit par s’habituer à tout non? non? J’ai maint’nant de quoi payer un petit toit à ma famille, grâce à dieu.
Silence.
– On mange pas tous les jours mais grâce à dieu.
De nouveau un silence.
– Le salaud il m’a larguée comme ça sans prévenir. Moi je savais rien d’la vie, une niaise. Ah oui, une niaise! Je sais même pas lire. Qu’est-ce que tu peux bien foutre dans ce monde, seule, avec des gamins, quand tu sais pas lire et que tu sais pas compter. Je signe des trucs je sais même pas ce que c’est. Qu’est-ce que tu peux devenir quand tu sais rien faire. Rien. Rien. Mais grâce à Dieu. Il faut accepter. Il faut accepter son destin. C’est le mien. Grâce à dieu.
Le gommage est fini. Elle passe un dernier jet d’eau sur mon corps et me glisse, dans une confidence:
» Ma chérie t’es jeune, j’vais t’apprendre un truc. Sois pas tendre. Tu lui donnes ça il prend tout ça alors ‘lui donne rien et prends tout. ‘Toutes manières, Si c’est pas forcément toi la salope, c’est forcément lui le salaud. »
Je me sens maintenant triste, infiniment triste. Et cette nausée, de nouveau, qui me prend la gorge.
Vite! je finis vite mon bain, vite! je sors de cette atmosphère suintante.
Je file dans la salle de repos et je sors avidement une orange du sac. Dans ma gorge, l’acidité se mêle à l’aigreur et sur le moment, cette douleur âcre, ça m’a fait un bien fou .
* Tayyaba: gommeuse dans le hammam