Je me balade sur l’avenue, claudiquant et sifflotant, tout guilleret de profiter de cette journée ensoleillée: par moments je taquine des fourmis ou des scarabées, par d’autres je bondis sur des papillons. C’est là qu’un engin éventré passe en trombe, et il se rue sur les voitures et il survole les piétons et il défonce les panneaux!
Un bus. Dans son envol, le monstre laisse derrière lui une traînée noire, raffinée d’essences et de benzine, qui forme aussitôt un nuage épais et menaçant. La nébuleuse se répand dans l’air, fonce droit sur nous et maintenant, c’est la panique: les voitures, vite! se hâtent de remonter les vitres, les passants, vite! se pressent sous leur manteau, les bêtes, vite! filent dans leur trou. Longtemps après, enfin, le nuage finit par se dissiper, laissant place à un spectacle de désolation: mortes mes fourmis, décimés mes papillons, crevés mes scarabées! Les malheureux gisent sur le sol, inertes; seuls quelques-uns, plus résistants, continuent de se tordre et se tortiller en crachant leurs poumons. J’ai même pitié de ce scarabée à l’agonie qui tressaute pour se remettre sur ses pattes, alors moi j’ai voulu l’aider à se retourner, mais je dois t’avouer un truc dégueulasse: sans le vouloir, parce que trop grand ou trop fort, moi, je l’ai écrabouillé.
Tu sais, moi aussi, le fou-furieux m’a laissé dans un piteux état: mes poumons sifflent, ma respiration est lourde, ma langue pâteuse. Je m’affale à demi-inconscient sur le trottoir, en proie à une violente crise d’asthme.
Je te l’ai dit? Je suis un chat épileptique, je boite et en plus je suis asthmatique. Si, si, je te l’ai déjà dit, mais pour sûr que tu as déjà oublié. D’ailleurs tu crois que ça intéresse quelqu’un, ça? Tu parles. Je suis un chat et si je veux des soins, je dois payer le prix fort. Ici, c’est clinique privée ou tu crèves. Quoi l’hopitâl? Même toi, tu préfères crever plutôt que d’y aller.
Mon estomac gargouille. J’ai faim. L’hôpital, tiens, ça c’est une idée! Je n’irais sans doute pas m’y soigner, en revanche, c’est une très bonne adresse pour déjeuner, crois-moi.
Je vais donc, la patte qui boîte et le poumon qui siffle, me délectant déjà du festin qui m’attend.
Devant moi, un vieux bâtiment estropié. J’y suis! Je me faufile avec peine entre les corps entassés dans le couloir d’entrée et parviens enfin à atteindre la salle d’attente. Ici, une femme met bas, là, un homme pisse le sang, là-bas, un autre pisse tout court. À côté de lui gît un môme qui braille, le couteau encore planté dans l’abdomen et au milieu de cette grande confusion, des blouses bleues et blanches, crasseuses, déchiquetées, enjambent les malades le sourcil froncé ou indifférent.
J’aperçois une petite souris filant à toute allure: je la saisis entre mes griffes et l’avale d’une traite.
Je poursuis ma balade, traversant clopin-clopant les salles de consultation et les blocs opératoires. Une porte est grande ouverte, j’entre. Un chirurgien découpe le ventre de son patient nu comme un ver. Je le regarde faire par-dessus son épaule jusqu’à ce que je remarque une couleuvre qui rampe doucement sous le lit. Je l’ai pas mangée hein, tu m’as pris pour qui? J’ai juste joué avec jusqu’à ce qu’elle en aie marre. Enfin, je crois bien qu’elle en avait marre, parce qu’un moment, elle bougeait plus du tout.
Bref.
Dans une autre pièce sombre, deux infirmières chuchottent, l’air mystérieux, le regard complice. Je ne peux m’empêcher de tendre l’oreille.
– C’est tout bon?
– Voilà. J’en ai laissé un peu pour qu’on ne se doute de rien.
J’observe avec attention leur manège: tout en faisant crépiter son chewin-gum, une infirmière vide le contenu des fioles dans une poche en plastique tandis que sa compère le remplace par un liquide transparent, qu’elle verse soigneusement dans chaque fiole.
– Allez vite! Remets le sérum à sa place et range le reste. La prochaine fois, on mettra juste de l’eau. T’sais que la dernière fois, il y a un des doc’ qu’ a râlé?!
– Je sais! Il a remarqué qu’il manquait du produit de chimio, alors le malin, il a tracé un marqueur au stylo sur chaque fiole. Mais je l’ai repéré, moi.
Sourire goguenard, clin d’oeil entendu, crépitement de chewin-gum.
Elles referment les fioles, recollent les étiquettes avec soin et les replacent dans un placard qu’elles vérouillent avec une grosse clé.
L’infirmière au chewin-gum quitte la pièce, dans sa main la poche en plastique pleine du liquide volé. Je la suis.
Elle va à la rencontre d’une dame qui semble attendre dans le couloir, l’air pressé et coupable, jettant des coups d’oeil furtifs autour d’elle. Pendant que l’une glisse la poche en plastique dans le sac à main, l’autre fourre des billets de banque dans la blouse; puis chacune de reprendre son chemin, l’air de rien.
Je continue de pister la criminelle. Elle retourne dans la pièce sombre, sort la grosse clé, ouvre le placard et glisse quelques fioles et seringues dans sa poche.
Elle marche longtemps avant d’arriver dans l’aile des cancéreux. Elle pénètre dans une chambre où se tassent une dizaine de malades. J‘introduis mon museau fureteur dans l’entrebâillement de la porte: l’infirmière est maintenant penchée sur une vieille dame au visage ravagé par la maladie. La malheureuse! Elle porte un fichu sur la tête mais il ne cesse de glisser sur son crâne lisse et dégarni, et elle, inlassablement, le rajuste d’une main tremblante. L’infirmière sort une fiole et une seringue de sa poche puis relève le drap, découvrant ses bras maigres et décharnés. J’entends murmurer la dame, la voix chevrotante et pleine de gratitude:
– Que dieu te bénisse, que dieu te bénisse! Merci, pour ce que tu fais. Que dieu te remplisse de maisons, de richesses et de bonheur. Ton coeur est noble, ton métier aussi! Que dieu te bénisse!
La dame l’abreuve de prières, l’infirmière l’inonde de sa mixture diabolique. Et moi, j’ai envie de gerber.
Je suis prêt à m’en aller quand soudain, je distingue au fond de la chambre un petit corps recroquevillé sur un lit, la tête sur le côté, les yeux absents, fixant au loin le mur crasse.
Je crois qu’elle a senti mon regard parce qu’elle s’est tournée brusquement vers moi. Je suis pas un sentimental, hein! Simplement cette fillette, elle m’a fichu un coup.
Ça aussi, pour sûr c’est encore toi et ta foutue pollution. Un instant, moi, je te déteste.
Je me niche dans son cou. Il est glacé. Elle esquisse un sourire pénible et alors là c’est parti, moi j’en fais des tonnes, je fais le pitre, le clown, le chien, tout ce que je peux, et la petite, elle rit, elle rit, et moi, j’ai chaud au coeur. Je me pelotonne dans son ventre, attendri, parce que figure toi que moi aussi à cet instant, je me sens moins seul.
Tout à coup, je me dresse, alerte, le poil hérissé. Voici l’infirmière qui se dirige vers ma fillette, ruminant encore son chewin-gum dégoûtant, et à peine commence-t-elle à sortir de sa poche la fiole trafiquée, que je prends mon air hystérique et hideux. Et crois moi, avec toutes les tares que je traine, je peux être carrément hideux. Elle, terrifiée, détale en hurlant que je suis un jenn, non, un monstre, non, un diable!
Tu parles.
– Tu reviendras me voir de temps en temps?
J’acquiesce. Je joue encore un peu avec elle mais déjà, elle s’endort, la tête contre mon ventre.
Je m’en vais. Je quitte enfin l’hôpital, le coeur triste, infiniment triste.
Mais repu.