Épisode 1:
J’ouvre un oeil, puis un second, encore somnolant. J’adore dormir. D’ailleurs, je fais ça la moitié du temps. L’autre moitié, je la passe à flâner dans les rues ou à guetter mes repas.
Je suis un chat. Chez nous, on dit qu’il faut crever le chat avant qu’il ne franchisse la porte de ta maison, et même si j’aime pas beaucoup cette expression, je préfère te prévenir dès maintenant, j’ai sale caractère.
Je n’ai rien d’un charmant chaton élevé dans la chaleur d’un foyer bien nourri. Même, je ressemble plus à un rat qu’à un chat. Mais te moque pas. Essaie de grandir toi, dans une poubelle.
Je suis né avec une patte courte, alors je marche en claudiquant, et à cause de ta foutue pollution, je suis asthmatique. Je suis aussi épileptique. L’épilepsie en revanche, c’est pas toi. Ça, c’est parce qu’avant ma naissance, ma mère vivait dans une pharmacie et je la soupçonne de s’être envoyé des trucs dingues.
Ça fait beaucoup ? C’est ça de naître dans la jungle urbaine. Si j’étais né dans ma brousse, je serais encore un félin. Pas une bête asthmatique qui fait de l’épilepsie. Domestiquer, qu’ils ont dit. Tu parles, les hommes ont fichu un sacré bordel dans nos gênes.
Moi, personne a jamais envie de me caresser. Seulement un gamin de temps en temps, ou un gars aussi crotté que moi. Dans mon quartier, la plupart du temps les gens sont méchants. Parfois en me baladant, je reçois un coup de pied comme ça, pour rien. Les humains peuvent être cruels, sans raison.
Du coup pour me venger, moi aussi je fais des trucs dégueulasses. Comme ce matin. Je traversais l’avenue quand subitement, j’ai senti une douleur sourde me traverser la poitrine. J’avais été projeté par une voiture à plusieurs mètres. Je n’ai pas eu le temps de rebondir sur mes pattes et mon corps s’est brutalement abattu sur le sol. Je suis resté étourdi quelques secondes, puis au moment d’ouvrir les yeux, j’ai réalisé que j’étais dans les bras d’une gamine en larmes. T’aurais pu trouver ça touchant. Moi je lui ai griffé la joue, hystérique.
Bref. J’ai faim. Je parcours quelques ruelles jusqu’à à la décharge. Je trouve là-bas des hommes en loques, des vaches malingres, des moutons affamés, des poules déplumées: ils se bousculent pour des restes de pourriture. Le museau dans les sacs en plastique, ils mangent tout, les sacs aussi d’ailleurs, tellement ils ont la dalle. J’avoue, moi aussi parfois, je me suis envoyé des trucs dingues.
Aujourd’hui, c’est bondé, ça va forcément finir en bagarre et moi j’ai pas envie d’y perdre un oeil. Manquait plus que je sois borgne, aussi.
Je fais donc demi-tour et décide d’aller voir le gardien de nuit qui me sert de temps en temps un bol de lait.
En chemin, j’aperçois une mère entourée de ses chatons. Pendant que je bondis de trottoirs en fenêtres, je repense à la mienne. Les premiers mois de ma vie, ma mère ne m’a jamais quitté, ni mes 5 frères et soeurs et si quelqu’un se risquait à s’approcher de nous, elle lui envoyait un regard furieux puis campait sur ses pattes pour soutenir son regard. On se nichait aussi tous dans son ventre, en jouant des jeux rigolos, en famille. C’était du tonnerre.
Puis un jour, pouf! elle a disparu, sans un mot, sans un miaulement. Elle était partie. Essaie de t’attacher, toi, après ça.
J’aperçois le vieux gardien. Il est là, toujours à sa place, toujours dans la même position. Petit, trapu, le ventre mou et bedonnant, il a le visage buriné par le soleil, la peau desséchée par le froid des veillées nocturnes. L’homme reste de longues heures assis, les genoux recouverts d’un plaid, sur une petite chaise enroulée dans des laines et des tissus. Il a l’air de penser à rien, affalé, immobile, les yeux mi-clos et fixant le vide avec insistance.
Je passe sous sa chaise en miaulant doucement. Il m’a vu. Il propose qu’on joue une partie de dames. Pourquoi pas ? J’accepte. Après tout, je suis prêt à accepter n’importe quoi pour un peu de lait
Dans sa poche, il y a une craie et quelques capsules de Coca. Il trace le damier et on joue pendant des heures, silencieux tous les deux. De toute façon, le bavardage, moi, c’est pas trop mon truc.
Je sais pas à quoi il pense, il a la même expression, toujours. Ça m’intrigue de plus en plus cette histoire. Je sais pas pourquoi, aujourd’hui, je n’y tiens plus et je finis par lui demander:
– À quoi tu penses, tout le temps ?
Ses yeux, dans un battement de cils furtif, sourient:
– Tu ferais quoi, toi, si tu gagnais 7 millions de Dh au loto ?
Je le regarde surpris.
– Je ne sais pas. J’y ai jamais réfléchi.
– Moi je joue tous les jours depuis quarante ans. Et tous les jours, je fais des simulations, de ce que je pourrais faire avec tout cet argent. Écoute. D’abord, avec mes 7 millions de Dh, j’achèterais cette maison qui se vend à côté : j’irais ensuite demander la main de Aïcha. Je lui achèterai des tas de trucs en or. Ou alors l’inverse, d’abord la demander en mariage puis acheter l’or et la maison. Avec 2 millions de dirhams. Il me restera combien ? Attends je recompte. Ou tant pis pour Aïcha, après tout, si je me marie je vais devoir partager. Je laisse tout pour moi, c’est mieux. J’achète plutôt une affaire et j’en mets un peu à la banque. Il faut penser à une affaire qui marche. La bouffe, par exemple, ça marche toujours.
Il continue ainsi à énumérer, compter, évaluer, réévaluer les combinaison possibles avec ses 7 millions de Dh. Ses yeux sont lumineux, et pour la première fois depuis que je le connais, je vois de la vie sur son visage. D’habitude, il est totalement inexpressif.
Un peu assommé par son verbiage, je l’interromps, et lui demande aussi sournoisement que peut l’être un chat:
– Tu as déjà gagné?
Il m’adresse un regard contrarié, chargé d’un lourd reproche.
De nouveau, ses yeux retrouvent leur fixité effrayante. Il soupire, dépité:
– Non.
Après un long silence, il me dit:
– Toi tu as 7 vies. Je ne pourrais pas imaginer revivre ma vie 7 fois. En tout cas, si elle ressemble à ma chienne de vie…
J’avais oublié cette histoire. J’espère que c’est qu’une légende. Parce que trainer ma patte courte, mon asthme et mon épilepsie encore 7 foutues vies, je te jure, je finirais par crever de rage.
La partie s’achève, j’ai gagné. J’ai sifflé mon lait puis je l’ai laissé là, le regard encore dans le vide, perdu dans ses simulations.
Moi, je continue ma balade pour guetter mon repas dans la nuit noire.