L’étrange Cas du Dr L3fou et Sidi L3fen- LA COUR DES MIRACLES

C’est au hasard des rues et de mes pas flâneurs, en traversant les ruelles de cette ancienne médina, que je me suis trouvé nez à nez avec ces deux personnages fort fort étranges, nichés dans leur petite petite boutique.
 
Je parcours les allées sinueuses du souk qui s’enfoncent, de plus en plus étroites, dans une foule grouillante et une foultitude de babioles bariolées, des plus improbables aux plus insolites, amusantes, pratiques, ingénieuses, curieuses ou complètement inutiles. Dans ce capharnaüm aux allures bordéliques, mais très bien organisé en réalité, on trouve pêle-mêle jouets, vêtements, pâtisseries, meubles, chaussures, chaussons, tuyauteries, matériels électroniques, robes de chambres et babouches, dessous sexys et voiles couvrants, instruments de musique et ustensiles de cuisine, etc, etc.
Le long des murs, assis ou adossés, commerçants, marchands ambulants, mendiants, éclopés, chômeurs se réunissent autour d’un ragot, un bon mot, une rixe ou un bol d’escargots. Partout, les badauds trainent, les enfants braillent, les clients essaient, tâtent, palpent, négocient, achètent à grand-bruit, dans un va-et vient fourmillant et incessant.
 
Bref. C’est pas ça que je voulais vous raconter. Je m’arrête, curieuse, devant cet étalage où s’alignent foison colorée d’herbes, de plantes, de racines, de ronces, de liquides, de gélatines et de poudres.
 
C’est là qu’il est apparu. L’homme a surgi de sa boutique, comme un gnome de sa grotte, comme un damné de l’enfer.
 
Je frissonne.
 
Comment le décrire? Le genre de personnage à l’apparence hideuse et qui vous inspire malgré vous quelque chose d’odieux. Sa physionomie étrange suscite une répulsion instinctive, une horripilation involontaire des poils et de la chair.
 
Il est petit, difforme, et surtout très sale. Sa peau, ses mains, ses vêtements sont couverts d’une substance crasse, dégoûtante.
 
Ses bras et ses jambes arquées sont vissées à son tronc vouté et informe. Ses cheveux épais, lisses et couleur de jais entourent un visage osseux. Sa mâchoire saillante, difforme, semble décochée du reste du visage, comme si l’on avait mal emboité son squelette à la naissance. Comme si on l’avait, lui, mal emboité tout court.
 
Sa bouche s’ouvre comme un gouffre béant sur des gencives couvertes d’un noir répugnant, visqueux, et elles ne soutiennent plus que deux molaires ravagées, prêtes à décrocher à tout instant.
 
Et puis il y a son regard. Un regard noir, cerné de Khol noir. Glaçant, glacial.
 
Le personnage entier dégage une impression de mal absolu, d’un être composite et ténébreux, venu d’un autre monde que celui des hommes, d’un monde angoissant, fantomatique et effroyable.
 
La mine renfrognée, sans un mot et d’une lueur effroyable dans les yeux, le farfadet m’invite à entrer.
 
Peut-être par une fascination morbide, peut-être pour aller au bout de l’histoire, peut-être simplement parce que je me sens obligée d’acheter un truc, là tout de suite, j’entre.
 
À l’intérieur, le frisson. Une odeur épaisse me prend à la gorge.
 
Je lève des yeux stupéfaits et terrifiés sur tous ces étalages et ces étagères où s’entreposent, se juxtaposent et se superposent, dans ces trois m2 étriqués, toutes sortes de curiosités. Et d’horreurs. Je recule: à ma droite, une carapace de tortue. Je sursaute: devant moi, un cadavre de caméléon, une chouette empaillée, à ma gauche, une chauve-souris. Je continue de jeter des regards en coin, mi-curieux, mi-terrifiés sur ces peaux de renards et ces longues cornes pendues au mur.
 
Toujours sans un mot, il m’interroge d’un regard pétrifiant.
Sans réfléchir, je réponds:
 
– Tu as du 3ekkar fassi? Tu as de la poudre de coquelicots?
 
Regard assassin. Ton irrité.
 
– J’ai tout.
 
– Elle est pure?
 
Ses yeux lancent des éclairs.
 
– 7ourrrrr. Ici, koulchi 7orrr, tout est pur. Combien?
– Oui, mais tout le monde dit ça et on finit avec un colorant trafiqué pas terrible…
 
Moi je dis ça le ton léger et taquin.
 
Lui, me jette un regard, comme s’il voulait me blesser mortellement.
 
– Allez je vais en prendre un peu. Mets-moi 1 gramme.
 
Il fait jaillir de son fouillis une petite balance poisseuse. Il la retourne: derrière, au moins 6 piles gluantes, qu’il essaie un moment d’extirper de leur nid. Il tapote la balance, inverse, retourne, change les piles et bidouille un tas de trucs.
 
Pendant ce temps, je regarde autour de moi.
 
Je remarque, tout au fond, dans l’arrière-boutique, un petit laboratoire. À deux mètres de nous, auréolé d’un rai de lumière qui pénètre par la petite lucarne, un homme en blouse blanche, propre, l’air tout à fait bienveillant et sympathique qu’on jurerait qu’il est au moins docteur ou pharmacien, se tient à côté d’un petit réchaud, devant casseroles fumantes, verres gradués, fioles et pipettes. La mine absorbée, il se concentre sur ses mélanges inquiétants.
 
L’homme contraste furieusement avec son compagnon de crime. Lui est grand, proportionnel à lui-même, avec un beau visage rondelet et souriant. Il inspire quelque chose de chaleureux, de rassurant, de savant. Une lumière irradie de lui, quand son compère vous plonge dans une dimension brumeuse et ténébreuse.
 
Bref.
 
Le ton sec, comme un couperet, me tire de ma rêverie.
 
– 1 gramme.
 
– Bien, merci.
 
– Non, viens vérifier. De tes propres yeux.
 
– Ca va aller, je te dis, je te fais confiance.
– Vérifie.
 
Il insiste, j’insiste, il ordonne, je m’exécute.
 
J’approche. Aussitôt près de la balance, le poids change et la balance affiche 0,9.
 
Il se tient figé, immobile et seuls ses yeux glaçants vont et viennent, de moi à la balance, de la balance à moi, comme s’il voulait sonder mon âme. Puis il lâche:
– A3oudou billah.
 
J’éprouve aussitôt un élan de sympathie, et moi je ris de bon coeur. Je continue de rire, de rire, si bien que lui aussi part dans un petit fou-rire.
 
S’en est-il voulu d’avoir ri? Aussitôt, son visage se ferme, son regard se glace.
 
Et me plante là avec la poudre encore sur la balance pour disparaitre à l’extérieur. Il choisit le coin le plus sombre, à l’ombre, et allume une cigarette.
 
La clope rapidement sifflée, il revient.
 
Il ajoute un peu de poudre de coquelicot jusqu’à arriver à 1 gramme. Il attend un moment, que la balance stabilise le poids, tout en me jetant des regards en coin. Comme s’il me tenait à l’oeil. Ou qu’il m’épiait moi, mon âme et ma conscience.
 
À cet instant, le chimiste sort de son petit laboratoire improvisé, après avoir soigneusement rangé ses potions, préparations, ersatz, essences et mélanges sorciers dans des bouteilles ou des fioles, qu’il a méticuleusement annotées.
 
Voilà maintenant les deux compères côte à côte. Ils ne se parlent pas, ils semblent communiquer naturellement, instinctivement, avec les yeux, avec les gestes, par une étrange télépathie ou un code mystérieux.
 
Je les observe, pensive et amusée: quel destin avait réuni ces deux hommes? quel sort, quel pacte damné avaient scellé cette union obscène?
 
Je pense, rêveuse et rieuse, à un tas d’expressions… que Docteur Jekyll et Mister Hyde, que L3fou a rencontré l3fen, que L3ir ou L3ar, que Wafa9a Chanoune Taba9a, que les opposés s’épousent et des trucs qui me font marrer toute seule.
 
Soudain, brusquement il se retourne. Le gnome me jette un regard torve. M’a-t-il entendu? Je frissonne, et j’ai le sentiment que son regard hypnotique me perce, pour regarder mon âme droit dans les yeux.
 
Enfin. C’est le moment de régler.
 
L’étange chimiste est retourné à son mètre carré de laboratoire, entre ses casseroles et ses fioles fumantes, après sa conversation silencieuse avec son compère.
 
D’une voix d’outre-tombe:
 
– xx Dh
 
Il fait rouler dans sa main crasse la délicate poudre de coquelicots, puis dans un cornet qu’il a bidouillé avec du papier glacé, arraché à un vieux magazine féminin.
Il place le cornet dans un petit sachet, puis, sans piper mot, me le tend.
 
Je le remercie, le salue et m’en vais.
 
Au moment de me partir, il m’interpelle, la voix caverneuse:
– Attends.
 
Puis avec un sourire carrément flippant, mais je crois, qui se veut étrangement sympathique, il empoigne plusieurs poudres colorées et odorantes, et les jette dans le sachet.
– Lik. L3ain. Pour toi, contre le mauvais oeil. Cadeau.
 
Je lui souris grand. L’a pas eu l’air d’apprécier – ou peut-être qu’il regrette déjà? – parce qu’il tourne brusquement le dos et les talons, le regard de nouveau noir et assassin.
 
Moi, sans blague, je suis pliée. Et la vérité, j’ai envie de détaler, un peu.
 
Je poursuis ma balade, et je continue de me marrer: c’est que, vous réalisez?, dans notre vieille vieille médina, on y trouve « L’étrange demeure du Docteur L3fou et Sidi L3fen ».
 

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?