Le Marchand de Fleurs – LA COUR DES MIRACLES

Je le vois souvent passer par là, poussant sa charrette fleurie tranquillement sur la route, indifférent aux passantes qui l’évitent et aux voitures qui le klaxonnent, pour que Ikhtfou! il fiche le camp de là.
 
– Zid al Bou3ar! fulminent certains automobilistes.
 
Lui garde un léger sourire impassible, se rangeant sur le côté quand il le faut, quand il le peut, s’excusant d’un geste de la main, ou d’un hochement de la tête, malgré l’ire des gens pressées.
Aujourd’hui encore, sur sa charrette sale, une profusion de couleurs et de fleurs, de douceurs et de senteurs: des roses, des géraniums, des orchidées… Je l’arrête, soudain attirée par ces fleurs, et curieuse de ce sourire, ce regard tranquilles figés sur ce visage au teint de chiffonnier.
 
– Tu as de belles fleurs aujourd’hui!
 
Un peu timide, embarrassé, presque honteux de lui-même:
 
– C’est le printemps! Regarde, ces géraniums sont magnifiques: Ceux-ci, il faut prendre soin de les arroser 3 fois par semaine. Et prendre soin d’eux. Ils aiment le soleil.
 
Il se tait, comme soudain pris en faute, puis me voyant à l’écoute peut-être, il poursuit, le regard souriant. Je ne peux m’empêcher de penser que la passion transfigurait littéralement cet homme malingre au teint cireux, sale, les dents ravagées, le visage balafré, parsemé d’un tas menues cicatrices: de rixes, de misère, de vapeurs toxiques et de drogues.
 
– Tu sais qu’il existe plus de 400 espèces de géranium dans le monde? Ca n’a pas d’odeur un géranium. Mais tiens, si tu veux parfumer ton balcon, prends ça. On l’appelle le pélargonium.
 
Je me penche sur le petit pot: en effet, une douce fragrance se dégage.
 
– Celles-là aussi ont besoin de soleil et de lumière.
 
Il me tend le pot pour le voir, le sentir, et lui, touche les pétales comme on caresse l’aimée, avec une infinie douceur. Ses mains contrastent furieusement avec la délicatesse du pétale: ses ongles sont sales, cassés, noirs de crasse et de terre. Et pourtant, je peux sentir la fleur frémir à son contact. Etait-ce le fruit de mon imagination? Subrepticement, elle s’ourle, se renfle.
 
On continue de bavarder. Il confie:
 
– Je gagne 1 à 2 dh par pots. J’en vends une dizaine par jour, les meilleurs jours. J’ai grandi dans la décharge de Médiouna. J’en suis parti il y a peu, mais j’ai passé toute ma vie, mon enfance là-bas. On est chiffonniers de père en fils, et c’est un métier hérité de plusieurs générations. Pourquoi les fleurs? Je ne sais pas, peut-être parce que j’ai grandi dans les odeurs nauséabondes des déchets, des déchets toxiques, ménagers, industriels. Parce que j’ai grandi en me shootant avec ça, en famille, avec les copains. Gamin, j’allais trainer dans la forêt de Bouskoura et je m’imprégnais de la beauté des Eucalyptus. Je me sentais tout puissant, ajoute-il en riant: je m’imaginais être le roi de la forêt. Bref, un jour, je devais avoir 7 ans, j’ai trouvé des graines dans un sachet, pendant que je faisais le tri des poubelles. Je les ai cachées et je les ai plantées dans mon petit coin secret. Je les ai plantées. Rien n’a poussé. J’étais déçu!! Tu te doutes bien, au milieu d’une décharge pareille! Et puis un jour, un premier bourgeon a apparu, puis il a éclos: le géranium fleurissait et grandissait!
 
Le marchand de fleurs continue de parler, toujours ce sourire et ce regard tranquille, toujours ce ton timide, un peu honteux quoiqu’enthousiaste; mais en lui quelque chose de bouillant, d’animé, de passionné. Il me raconte les fleurs et les couleurs, et je suis impressionnée par sa culture et sa science: il en connaissait les noms, les espèces, les couleurs, pouvait en décrire l’odeur, il savait comment les traiter, comment leur parler, et lui me raconte ça en darija, y mêlant des noms de fleurs en français, parfois en latin. Il m’explique, tête baissée, presque coupable, qu’il avait appris tout ça sur Youtube, grâce à des émissions et documentaires sur un vieux téléphone récupéré dans la décharge.
 
Bref. Cela fait plus d’une heure qu’on parle. Je dois partir, et je n’ai pas envie d’interrompre ce moment, de refermer ce roman au milieu du chapitre palpitant.
 
Je le regarde partir, poussant tranquillement sa charrette déglinguée, rasant le bord de la route, indifférent aux klaxons, et soudain me revient cette expression: « Tout chiffonnier porte en lui l’étoffe d’un Diogène » *
 
J’écris, mon cahier sur les genoux, et devant moi, des pots de fleurs, des couleurs, et le souvenir de cet instant. Je lève la tête et je lis ces quelques mots accrochés au mur et je souris:
 
 » Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau. Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil (…). Donne des forces autres, penche-toi sur les détails, dédaigne le malheur, pars où il n’y a personne, fous-toi du drame du destin, apaise le conflit de ton rire. Mets-toi dans les couleurs, sois dans ton droit et que le bruit des feuilles devienne doux. Passe par les villages, je te suis. » P. Handke
 
* Pierre Larousse

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?

 

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