LE BOU7ATI IMAGINAIRE – #CasablancaLeFilm

J’attends un taxi sur le boulevard.

 
Je parcours distraitement des yeux foule et voitures, brouhaha et feux, qui s’agitent à grande vitesse, lorsque mon regard fige soudain le temps. Au milieu de cette frénésie et dans un pressenti magnétique, il fixe cette scène, la découpe en succession d’instants, la décompose en enchaînement d’images, la désagrège en milliards de particules de pixels. Mon iris fixe le cadre, précise la cible, immobilise le viseur; les pupilles se contractent et se dilatent : elles ajustent l’objectif.
 
Les images déroulent à présent, comme un vieux film ou un kaléidoscope, et j’entends résonner dans ma tête le cliquetis des séquences qui se succèdent une à une.
 
Clap de départ.
 
À côté de moi, le personnage. C’est un gars, la trentaine, grand, très baraqué, le genre de bonhomme qui a une peau en cuir, des muscles en acier et des os en béton, même sur le visage; le genre de gars à faire 4 heures de salle par jour et toujours l’air de sortir d’un tournoi de boxe.
 
Le voilà-t-y qui veut impressionner ses deux joyeux compères et qui se vante, avec sa grosse voix, de réussir à tous les coups un dangereux salto avec appui sur ce banc, et carrément mortel si loupé. Wllah a sa7bi. Autour, ça rit, ça crie, ça parie, ça charrie, quand le balèze se décide et se lance.
 
Clic.
 
Il prend son élan. Clic, il accélère sa course. Clic. Se lance. Clic. Appui sur les 2 mains. Clic. Corps aligné. Clic. Superbe équilibre. Clic. Légèrement. Clic. Furtivement. Subrepticement. Clic. Petit auriculaire s’échappe de la ligne. Boom. Boom. Battement de coeur. Clic. Le coeur s’ourle, se renfle. Clic.
 
Le temps se frelate. Le silence a englouti les bruits de la ville, comme un trou noir.
 
Clic. Corps en alerte. Clic. Regard surpris. Clic. Pupille dilatée. Clic. Une goutte de sueur achève sa course sur le sol. Clic. Un carreau de trottoir absorbe avidement la goutte. Blurp.
 
Clic
 
Le temps s’accélère. File à vitesse folle dans le présent successif.
 
Clac. Berbella9.
 
Il se casse la gueule.
 
Bon. C’est pas fameux, mais moi figure-toi, je m’étrangle dans un fou-rire silencieux.
 
Le bonhomme d’acier, lui, se relève dans un bond, l’air de rien.
 
Par réflexe, toujours l’air de rien, Il époussette d’un léger revers de la main son pantalon. Il se targue d’avoir frôlé la mort avec ce dangereux et impossible salto sur ce fichu banc bancale et ce fichu trottoir crotté. Ses amis ricanent et se marrent bruyamment, pliés en 2, se tenant le ventre avec un main et tapant 5 de l’autre.
 
Il arrête vite un taxi, et on grimpe ensemble à l’arrière.
 
Clap de fin.
 
Le taxi démarre.
 
Aussitôt, il s’affale sur le siège en cuir et laisse choir sa tête lourdement contre la vitre. Il semble au bord de l’évanouissement et au comble de la douleur. Sans blague, on dirait qu’il vient de recevoir une balle dans le ventre, après une violente guerre de gangs.
 
– Ayayaya!
 
– Wak wak ayaya Mimti!
 
– Ahya nari. Ahya Lwalida. Ahya Imma.
 
Sur son visage molosse et cuirassé, déborde une lueur surprenante, celle d’un petit garçon embarrassé, qui s’est fait bigrement mal.
 
De plus en plus, il en fait des tas, geignant et larmoyant, la voix entrecoupée, rauque par moments, plaintive ou piteuse par d’autres.
 
– Ayaya doucement Moul Taxi, figure-toi que je suis blessé!
 
– Aya mimti! Allah y khellilina s7i7tna! Que Dieu préserve notre santé. Mes pensées et voeux de rétablissement à tous les malades. Aaaayaya!
 
– A Moul taxi doucement.
 
En vain. Personne ne lui demande ce qui se passe.
 
Le taxi continue, lui, de réussir brillamment ses double salto arrière et avant, entre les voitures et sauts à la perche sur nos olympiques dos d’âne. Le passager à l’avant, lui non plus, ne prête pas attention à ses complaintes.
 
Le contraste de ce regard tristounet sur ce personnage au corps d’acier me tire un sourire amusé, un peu attendri.
 
Je finis par lui demander:
 
– ça va aller?
 
– Ayaya, d’une voix chantante et fluette. J’ai mal, mal!
 
Il remonte légèrement son T-shirt, et fait un tas de mimiques: il cligne exagérément des yeux, maintient ses paupières fermées pour les rouvrir dans un clin d’oeil furtif, l’air de redouter de faire face à sa blessure.
 
Il prend subitement, son courage à deux mains, coupe sa respiration, fait perler une goutte de sueur sur ses joues et enfin, se décide à relever d’un coup sec et rapide son T-shirt.
 
Moi, d’un oeil furtif, j’observe en coin sa plaie, et je ne peux m’empêcher de pouffer.
 
Sans blague, il a une éraflure. Une brûlure indienne de 3 centimètres au plus. Et oui, et certes, saigne un peu. Et certes, brûle sans doute.
 
Un moment qu’il en fait trop, je lui fais remarquer en riant que ça va aller, que c’est pas grand-chose et que les hommes, c’est des spécialistes de Tbou7it et qu’il se tient sur le siège du taxi, comme Argan son son fauteuil de malade imaginaire.
 
– Je te jure! Je te jure une douleur terrible, heureusement que je suis fort et patient. Ayayaya Mayma. Aya a Mimti.
 
Il me jette un regard coupable, de chien battu, de renard trompé, de chaton blessé. Je ris de plus belle.
 
– Tu ris? J’ai mal.
 
Lui, aussitôt, change d’attitude et adopte un ton comique, attachant. Carrément surprenant.
 
– Laisse-moi donc tranquille, toi. Je fais les répétitions. Je me suis fâché avec l’Madame ce matin, alors tout ça tombe à pic. Quand je serai arrivé à la maison, ma voix sera déjà rauque, et j’aurai l’air vraiment malade. A777 je vais passer un bon dimanche. Je vais leur faire regretter, à femme, à famille ce qu’ils me font subir. Elle va se sentir affreusement coupable. A7777 a mimiti.
 
Le chauffeur amusé s’invite à présent dans la conversation:
 
– Viens, on t’aide à inventer une histoire. Tiens, si tu disais qu’une moto t’a percuté et trainé par terre.
 
Le passager à l’avant y va maintenant de ses idées, emporté lui aussi dans un élan de solidarité virile.
 
– Non non, dis que tu t’es fait agresser. C’est plus classe et tu seras plus gâté.
 
Ils délirent un moment ainsi, inventant mille et une histoires, des plus crédibles aux plus saugrenues, piqués au jeu.
 
Bref. Le gars, la voix rauque à vous faire pleurer, misérable à vous faire pitié, appelle l’Madame:
 
Il gémit un malheureux et chevrotant:
 
– Allôôôôôô…. J’ai fait une chute terrible, tu…
 
L’a pas le temps d’achever sa phrase, qu’on entend une voix aigre:
 
– Tu peux pas faire attention? Regarde plutôt où tu marches.
 
– Je te jure que… , d’une vois décontenancée.
 
– Bon, le dîner brûle. Arrive.
 
– Biiiiip!
 
Ce bip, c’est pas mon texte censuré, plutôt l’aigu long, cruel, fritté et assourdissant d’un téléphone coupé, cisaillé au nez.
 
Elle a raccroché.
 
Mine déconfite. Regard décontenancé.
 
Silence dans le taxi. Un silence aérien, mais qui pèse des tonnes. Le silence s’épaissit dans l’air, suffoque dans la voiture, la pression monte, puis l’explosion.
 
 
Et nous tous, dans le taxi de partir d’un bruyant éclat de rire.
Lui, interdit, en état de sidération, ne réalise pas encore qu’il a été sèchement rabroué.
 
La mine penaude, presque benoite, il semble encore hésiter entre la révolte, la honte et la colère.
 
Il ne geint plus, il a retrouvé sa voix de bonhomme.
 
Soudain on entend tous gronder:
 
– …! Biiiip!
 
Ce biiip, cette fois en revanche, c’est vraiment de la censure.
 
– Je te jure. Même ça… un peu de compassion… Rien! Il poursuit, d’une voix dépité, tragi-comique:
 
– Je veux ntbou7et, moi. Je veux qu’on s’apitoie sur moi un peu. Tfou.
 
On roule un peu.
 
– Ayayaya mimti. Ayaya mima. Je vais appeler ma mère. Elle, elle, c’est la seule que j’aie et qui m’aime et qui va avoir mal que j’aie mal.
 
Il a repris sa voix geignarde, un peu vengeresse. Il se remet de nouveau en condition de mourant.
 
– Attends je répète. Parce que là, je vais ntbou7et à fond: non seulement, je suis blessé. J’ai du sang. Du sang qui coule tu réalises. Mais en plus je vais lui dire que l’Madame, elle en rien à foutre. Alors là, je vais être un prince pendant au moins 48 heures.
 
Un peu et il se frotterait les mains avec un sourire sardonique.
 
Il appelle donc Mimtou.
 
On entend:
 
– Mama… Je suis tombé je me suis fait mal…
 
Silence. Une voix tempête:
 
– Vous allez me rendre folle, toi, tes frères, ton père. Tu aurais pas pu faire attention? ton père, il a un rhume et me casse les oreilles avec ses dernières volontés, allongé dans le salon comme dans un tombeau, comme un vieillard proche de la syncope. Il a éternué 2 fois aujourd’hui et le voilà qui veut de la soupe en larmoyant, le tagine préféré de sa mère, le riz au lait de sa grand-mère, un peu de fleur d’oranger. Ton frère, aaaah ton frère. Il s’est réveillé avec un bouton sur le mollet, le voilà qui boite, qui récupère la canne du grand-père – n’en parlons même pas, de celui-là! – et qui traîne des pieds en pleurant à tout va qu’il souffre le pôôôôvre et qu’on va lui amputer la jambe. Et moi, moi, je suis grippée, une entorse à la cheville, je dis rien. Rien. Walou. Qui veut bien m’écouter, moi… wa3 wa3 wa3… wak wak wak…!
 
En quelques secondes, tout l’acier ds muscles de notre bonhomme a fondu, l’alliage mécanique, pourtant tenace, n’a pas longtemps résisté aux hauts fourneaux maternels.
 
Le bonhomme se tasse, contrit, et écoute sa mère le gronder comme un enfant pris en faute, et qui cherche vite, une porte de sortie, l’oreille basse.
 
Il descend tout penaud, consterné, consternant, et nous, dans le taxi, on rit encore aux larmes.
 
– Tu sais, il devrait laisser tomber la mère et la femme. A sa place, j’aurais dit que je suis tombé f9adouss! dans une bouche d’égout, et je serai allé pleuré fljama3a. Qui sait, il aura peut-être un peu plus de chance qu’on l’écoute, ce pov’gaillard!

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?