Mes pieds foulent le boulevard qui allonge sa grise mine et déroule sa pagaille: badauds mendiants ménagères gardiens vendeurs et charrettes pullulent dans un bruyant désordre. Autour, les voitures fument les conducteurs fulminent les motos se faufilent tandis qu’un malheureux policier tente de calmer l’agitation par de vaines gesticulations et des sifflets enragés.
Bon c’est pas glorieux mais c’est ça ma balade. Un sacré bordel.Où se balader à Casa? Des lieux publics? Tu parles. Au mieux pour t’aérer l’esprit, tu longes-montes-descends-relonges-et-rebelotte les grands boulevards.Je suis près du feu rouge maintenant. Des mendiants planqués derrière un arbre sont en alerte : c’est rouge! Aussitôt une femme plante son bébé famélique sous le nez d’un conducteur qui détourne la tête puis vite monte sa vitre, un éclopé aplatit son moignon sur le pare-brise d’un automobiliste écoeuré qui fait mine de ne pas l’être et des gamins tentent avec humour puis avec insistance de fourguer des chewing-gums contre un billet de foot.
Mon regard s’arrête alors sur un môme adossé contre un mur, noyé dans une veste de costume trop grande. Le mégot au bec, il me sert des mimiques burlesques de tombeur. Il a pas dix balais. » Eh mate la fille! «
Il a dit ça à une petite chose chétive qui se tient derrière lui. Je dois préciser que la petite chose chétive est en train de frotter un mouchoir plié en quatre contre ses narines purulentes tout en me lançant un regard flou. Sans blague complètement flou.« Allez ma jolie! donn’moi des pièces ou une clope. »
Le bellâtre insiste. Il dégage quelque chose de sympathique. Il me lance des regards exagérément dangereux et des sourires exagérément ravageurs.« Zouina b7alek* peut pas m’refuser queq’ pièces. »
Le petit en revanche est nettement moins commode. Sa main frêle s’agrippe nerveusement au mouchoir crasseux et des tics courent son visage dont les cicatrices témoignent d’une enfance précocement belliqueuse. Il traîne son petit corps recouvert d’un T-shirt beige déchiqueté et ses pieds nus jusqu’à moi, les pupilles dilatées et l’iris vitreux. Sans blague on aurait dit qu’un chien enragé l’avait mis a sac.
Mon coeur fait une dégringolade vertigineuse dans le ventre. Ça me tue.
Le bambin fronce les sourcils menaçants: « Vite! Donne! »
« Arrête tu vas lui faire peur. Nous fous pas la honte d’vant la d’moizelle elle va croire qu’on est des sauvages. Not’ mère a crevé l’année dernière le père l’a saignée comme un mouton parce c’était une chermouta* il a dit. Le vieux est en taule là. Ce gamin a six ans Il lui reste que moi et cette saloperie de mouchoirs. Les riches ont des doudous nous on a des mouchoirs. Ma jolie on a grandi dans la rue; des bébés quand on a commencé à travailler: à un an, not’ mère nous louait à une femme, 100 dh la journée, parce que c’est plus vendeur de mendier avec un gosse. Tout ça c’est fini. Maintenant on est dans la rue, tous les deux, et on est libres. Eh! On est pas tous pareils! Moi chuis pas pareil, non moi j’vais pas finir comme ça j’vais devenir acteur de cinéma! Comme Bruce Lee ou Michael Jackson ! »
Subitement ils s’évaporent. Le temps de me retourner, ils sont déjà loin, poursuivis par un commerçant furieux.
Je suis restée un moment immobile. Foutue balade. Je finis par rentrer, le coeur dans le ventre.