Le chauffeur, la quarantaine, est brun, le teint halé, et à la joue droite, une profonde balafre. Il a une peau épaisse, de celles qui ont eu la vie rude et laborieuse. À sa droite, un homme, la trentaine, maillot de sport en lycra, cheveux tartinés de gel et longues bouclettes grasses à l’arrière du crâne. Il bavarde avec moul taxi.
– Je vais à l’hôpital. Mon ami a été agressé tout à l’heure, et là, il est en morceaux, à Morizgo. Tfou, ce bled, comment il est devenu! On lui a éclaté la gueule pour un iPhone! Moi, j’ai acheté un iPhone 6 il n’y a pas longtemps, je l’ai gardé un mois puis je l’ai revendu. Aw! Je me baladais à Casa, l’Iphone dans la poche et la peur au ventre. Même moi, et pourtant regarde moi hein, j’ai « vécu », ou doueeeeezt, et j’ai grandi dans un des « pires » quartiers de Casa, et pourtant, même moi, je ne peux plus marcher seul le soir, ni même en journée dans certains endroits. Oullahila khti ta ouillit nkhaf! Bref, j’ai vendu l’Iphone et regarde ce que j’ai acheté.
Le passager me montre un vieux Nokia.
– Depuis, je suis en paix!
Moul taxi raconte:
– La dernière fois, deux gars ont essayé de me refourguer un iPhone: à 2500 Dh, ils le proposaient. Moi, je n’achète plus de chez ces gens-là. Je sais que cet iPhone, ils ont blessé ou tué pour l’avoir. Faut plus les encourager, ces gens ! Faut plus acheter de chez ces gars-là. Blach ga3 had l’Iphone, si c’est ça, le prix à payer pour un foutu téléphone.
– Avant, on volait, c’est vrai, mais sans tabasser ! Je regrette presque cette époque. Aujourd’hui, on te vole, ET on te massacre la tronche, si on ne te la tranche pas. L’autre jour, au marché, un vieux monsieur que je connais depuis gamin, Abdelxx, tu vois qui c’est à Moul taxi ?
– Ouiiii bien sûr! Celui qui vendait de vieilles chaussures !
– Oui, lui! Il a sa place au souk depuis au moins 20 ans. Un beau matin, un jeune de 15 ans décide de prendre sa place pour vendre des cigarettes au détail. Le vieux lui dit que c’est sa place, mais qu’il peut s’assoir à côté de lui s’il veut. Tu sais ce qu’il a fait le morveux? Il est revenu plus tard, un sabre à la main et il l’a poignardé. Il l’a tué sur le coup. Comme ça, gratuitement. Quand on lui a demandé pourquoi il avait tué ce brave homme, le gamin a haussé les épaules: parce qu’il m’a pas respecté. Tu crois qu’il est en taule, le morveux ? Tu parles. Ces gamins-là sont devenus terribles, on ne peut plus les maîtriser.
– Mon voisin a été poignardé, mort sur le coup. Abdelxx, tu te souviens de lui ? II a défrayé la chronique. Ha ! Il a été grâcié ! Ils le sont tous. Je ne comprends pas ces grâces. Pour nous refouttre les criminels dans nos rues? Pourquoi les arrêter alors ? Le jour de l’aïd, dans mon quartier, un bus a été attaqué par trois gars au sabre: les malfrats ont demandé à tous les passagers de vider leurs poches. Ah non, non, c’est devenu l’enfer, la sécurité dans notre ville! Et puis, que lui t’agresse, te blesse, te tue, beeeeekher, pas de problème, mais toi victime, tu n’as pas le droit de le toucher, parce que c’est toi qui vas te faire embarquer par les flics. Le comble du comble. Pfff et ensuite, on les libère. Avant, les gars, quand ils sortaient de taule, on le voyait bien, qu’ils sortaient de taule: cicatrices, sale gueule, balafres. Aujourd’hui, ils en sortent frais comme des bébés, nourris, logés, blanchis, et à nos frais. Pourquoi tu veux que ces gars travaillent, hein? Pourquoi tu veux que ces gars transpirent, hein? Certains se font 4500 Dh, au minimum, et en moins d’une heure parfois. Ewa toi, va leur demander de travailler après ça.
On passe par une rue réputée pour être un coupe-gorge:
– Celui-là, là, moul détail avec sa veste rouge là-bas. Tu le vois a khti ? Lui, c’est une célébrité. Il s’est un peu rangé maintenant mais lui, ha! un des plus grands tarés de la ville, il s’appelle Abdelxx. Tu n’as jamais entendu parler de lui? il est célèbre à Casa. Regarde-le, il se balade trannnnnnquillement. Tu sais qu’il a un sabre planqué sous son T-shirt et un autre sous le jean? Il s’est « rangé », vois-tu, il a passé un long moment en taule. Mais, il faut lui reconnaitre une chose à ce gars. Il ne frappait pas, ne blessait pas et ne volait que les Saoudiens. Tu crois qu’il allait voler pour 200 dh? Non, non, c’était des sommes faramineuses qu’il tapait aux Soua3da.
Bref, le chauffeur et le passager me racontent mille anecdotes d’agressions, aux poings, au couteau, au rasoir, au sabre. De leurs amis ou voisins blessés, morts ou emprisonnés. À chaque rue, ils me désignent un gars, un ex-taulard, un voleur, un tueur…
Soudain, le trajet s’est transformé en visite de Casa, de ses coupe-gorges et ses figures crapuleuses.
– Hier, tiens, juste hier! Un gamin du quartier – je l’ai vu grandir, ce morveux ! – s’approche de moi et me balance: « Khouya, T3aouen m3aya. 2 dh, pour acheter une cigarette. Broujoula! »
Le chauffeur de taxi rit:
– Le gars te mendie une clope et « broujoula » en plus hahaha ! C’est devenu à la mode ce mot, « broujoula », « avec virilité ». Pfff, broujoula. Ça ne veut rien dire, ce mot.
– Tu sais quoi, le gars avait l’air tellement mkhesser, abîmé, que je lui ai donné cette foutue cigarette, simplement pour ne pas avoir à me battre, ou à crever pour 2 dh.
Le passager conclut, avant de descendre:
– Parce que c’est ça la réalité casablancaise aujourd’hui. Tu peux être tabassé, défiguré ou poignardé par ton voisin, pour une clope ou 2 Dh. Ou même pour rien du tout d’ailleurs.