Un tas de cousines et de tantes squattent ma chambre, s’habillent et se déshabillent, se saupoudrent et se peinturlurent pour l’occasion. L’Occasion, c’est une invitation au baptême d’une lointaine cousine d’un lointain cousin que j’ai jamais vu.
Bref, une tante s’approche et louche sur ma chevelure, le regard appuyé, la grimace désapprobatrice. Elle a mes bouclettes en horreur, comme si elles menaçaient de ruiner la promesse de mon bel avenir de jeune fille. « Une jeune fille, tu comprends, bientôt une jeune femme, ça va chez un coiffeur pour avoir les cheveux lisses et tout et tout. Surtout pour les occasions. » Merde. Encore ce foutu tout et tout qui me fiche le cafard. Et moi j’ai pas envie de réécouter cette litanie de la jeune fille en devenir, alors j’accepte d’être entraînée chez le coiffeur au bout de la rue.
Elle glousse avant de me lancer un: Tu t’y habitueras, va!
L’habitude. C’est terrible. Terrible.
Bref, la porte s’ouvre brusquement sur une nana mâchouillant joyeusement son chemin-gum, un sèche-cheveu à la main, une brosse à l’autre. Elle fait crépiter mille bises de chaque côté de mes joues, à droite, à gauche, encore à droite, en me demandant comment ça va, la famille etc. C’est la première fois que je la vois, moi, et voilà qu’elle me prend déjà dans ses bras, m’appelant sa belle et sa chérie. Sans blague.
Tandis que j’entre dans le salon, je suis frappée par cette chaleur parfumée et cotonneuse qui enveloppe la pièce, mélange d’odeurs de chaud, de cheveux, de cigarette, de chimie et de shampoings trop odorants.
Une des coiffeuses et une cliente sont assises sur des petites tabourets placés autour de la table et m’invitent avec chaleur à partager leur repas. Je m’assois. Sur la table un plateau de thé et de mlaouis est posé sur de vieux magazines râpés qui datent d’au moins 5 ans, les Unes défraîchies prédisant encore des victoires qui n’auront jamais lieu, chroniquant sur des faits qui ne seront jamais survenus, annonçant des promesses qui ne seront jamais tenues.
Une femme, jeune mais déjà le visage fatigué, bavarde en attendant son tour. De temps en temps, elle fiche une tape à ses deux gamins bruyants. Une employée en blouse blanche passe le balai sans conviction, dans une mécanique nonchalante, les yeux rivés sur la télé haut-perchée.
Ma tante s’installe, les jambes allongées, les pieds en éventail plantés sous le nez de l’esthéticienne qui frotte, décrotte, rabote, ponce, lime, vernit. Pendant qu’elle fait ça, elle aussi a les yeux rivés sur l’écran.
À moi maintenant. Une fille joviale me shampouine, le regard nigaud absorbé par ce moment de suspense, d’espoir et de déception intenses, celui où Pedro va annoncer à Melinda qu’il renonce à Rosalinda, mais que Melinda, croyant qu’il ne la choisirait pas, avait embrassé son meilleur ami et que ça avait tout fichu en l’air. Ou un truc comme ça.
Bref, elle m’enroule la tête dans une serviette et me fait assoir en face d’un grand miroir. De temps en temps, elle décroche son regard de la télé et raconte:
– Je travaillais comme esthéticienne avant, à la botte d’une folle. Je t’assure une furie, elle a failli me rendre dingue, moi et l’équipe de nana qui bossait pour elle.
Elle nous fouillait tous les jours, persuadée qu’on l’avait volée. Une cinglée, superstitieuse et parano. Elle comptait toutes ses crèmes et mettait même un marqueur. Une fois, une crème a disparu, elle nous a mises à poil et a fouillé toutes nos affaires. Ce jour-là, je suis rentrée chez moi et j’ai pensé, va te faire foutre. Et puis j’ai décidé d’ouvrir mon truc il y a un mois.
Soudain, des cris stridents éclatent dans le salon: je me retourne, les deux gamins sont en train de s’écharper.
– Qu’est-ce qu’il y a bande d’idiots??! La jeune maman dit ça en les frappant du revers de la main.
– Elle veut pas aller me chercher un verre d’eau.
Ça, c’est le petit qui pleurniche d’une voix indignée.
La petite résiste:
– Pourquoi j’irais lui chercher un verre d’eau?
– Tu es ma petite soeur. Et puis, je suis un garçon et toi une fille. Tu dois m’obéir.
La mère lui jette un regard réprobateur mais indulgent, hésite une seconde, puis ordonne à la fillette aux joues rouges de colère.
– Va lui ramener, allez file, parce que c’est ton grand-frère. Et je veux plus vous entendre.
– Non. Il a qu’à le ramener lui-même.
– Vaz-y! C’est pas au garçon de faire ça. Toi tu es une fille. Allez va maintenant, va ramener un verre à ton grand frère.
Sa voix soudain se radoucit: « Allez s’il te plait ma fille, sois une bonne fille et écoute-moi. Laisse-le, lui c’est un garçon, c’est têtu et fier. Toi tu es une fille, plus raisonnable. Une fille, c’est patient. »
Des lueurs de rage s’échappent des paupières de la gamine mais elle dit rien, on voit bien qu’elle se retient d’étrangler le frère.
– Pourquoi tu pleures? Et alors moi j’avais trois frères, je subissais pire, tu n’imagines même pas. En plus moi, ils avaient le droit de me frapper. Tu as de la chance toi, allez va maintenant, obéis.
Les femmes essaient à leur manière de consoler la gamine. Elle les fixe curieusement et on voit bien qu’à cet instant, elle les déteste.
– Ah oui la famille, les frères. Moi j’en avais de terribles. Ils se gênaient pas pour me frapper. Et tu crois qu’on me donnait raison? On me disait: patience, une femme doit être patiente. Tu entends ma fille, sois patiente, sinon tu vas souffrir plus tard.
– Tu te souviens, ce jour où il m’a trainée par les cheveux parce qu’il m’avait croisée dans un café. Une honte, la pire de ma vie. Et voilà, pourtant regarde je suis encore vivante. Tu t’y habitueras, va!
Elles rient. Moi aussi à cet instant je les déteste.
Bref, la fillette le regarde l’oeil défiant et embué de rage; l’avorton la regarde l’air fier, une lueur conquérante et un sourire victorieux.
Voyant qu’elle n’obéit toujours pas, sa mère lui flanque une tape sur la jambe, alors elle finit par s’exécuter lentement, très lentement, comme si elle pesait des tonnes, prenant soin de le narguer à sa façon. Comme si sa lenteur, c’était un petit acte de rébellion, un bout de liberté volé.
Elle finit par lui tendre le verre d’eau, le visage révolté et meurtri. Le petit con.
Et cette gamine, s’habituera-t-elle? se résignera-t-elle?
À présent j’ai la sensation de flotter dans la bulle d’un parfum moite. Je transpire et j’ai peine à respirer, la poitrine oppressée; j’étouffe entre les vapeurs de chaud et les relents d’arômes.
Toutes ces senteurs, au fond, ça pue.
Soudain j’ai vraiment pas envie que mes cheveux soient lissés, brillants ni mêmes parfumés. J’ai envie de les laisser sécher librement, j’ai envie de les laisser friser, boucler, de les agiter dans l’air. Qu’ils me fouettent la nuque! Maintenant. Je me lève subitement, et je les laisse toutes plantées là, dans leur salon, dans leur bulle humide, et je sors précipitamment les cheveux encore trempés. Un vent d’air frais me gifle, et je me sens déjà mieux.
Non, je veux pas, je veux pas m’y habituer, va!