Le Taxi Politologue – #CasablancaLeFilm

Je grimpe à l’avant du taxi. Je le surprends en pleine conversation avec la passagère, qui prépare sa monnaie pour régler la course.
Le chauffeur. Il a l’air d’un vieux prof de fac fauché, un polo râpé, un pantalon de flanelle gris ballant, 3 dents longues, jaunes et saillantes, des cheveux blanc fournis et un regard vif.

– Je ne vivrais dans ce quartier pour rien au monde. Que du vis-à-vis, du bruit, de l’embouteillage… Rien, rien, aucun espace vert, rien pour respirer, marcher… On construit n’importe comment! On a défiguré Casa, et tout le pays… Même pas un misérable parc dans tout ce quartier… Dans quel monde vivons-nous, dans quel monde vivons-nous?

La femme règle et descend.
On reste un moment comme ça, silencieux, quand soudain, en face, deux voitures à l’arrêt s’insultent: les conducteurs s’apprêtent à descendre et s’empoigner.

Le vieil homme prend la parole: il roule les r, prend soin d’articuler et d’employer, toujours, les bons mots, en français et en arabe, des mots précis, des noms précis, des dates précises. Il adopte un ton professoral, mais bienveillant et teinté d’humour.

– Oullah 3amerna ma nt9addou! Ils ne vont jamais s’arranger, ces gens, figure-toi. Ces marocains. Et le jour où on s’arrangera, ce jour-là, on ne formera plus qu’un, une seule nation réunie, chrétiens, musulmans, juifs, et les autres, tous ensemble et dans l’harmonie. Mais chez nous, aujourd’hui, ce qui se passe, c’est malheureux. Chi ma kay 7mel chi, personne ne supporte personne, le frère may7mel le frère, la soeur, ses soeurs, la femme mat7melch rrajel dialha o rajel may 7melch al mra dialou. Chi ma kay 7mel chi o hya hadi lfitna li3aychine fiha 7na. Personne ne supporte l’autre et c’est ça, l’anarchie qu’on vit chez nous. Regarde, lfatan, l’anarchie des pays arabs. ça a commencé en Tunisie, puis c’est passé de Tunisie en Egypte, puis au Yemen, en Syrie, en Irak: chi kay 9tel chi, A llah y ster il s’entretuent! Et au Maroc Allah y ster, si on n’avait pas une monarchie, ce serait pire encore. Chi y 9tel chi. Assiba wa lfitna.

Silence. Puis il reprend.

– Ana atakallam allougha alfaranssia a7san men lmgharba koulhoum, walakine, matan bghich ntkellem biha. Je parle le français mieux que tous les marocains, mais je n’aime pas parler dans cette langue.
– Pourquoi?
– Parce que je n’aime pas. Li2anna Atakallam bi ‘lougha al 3arabia a7san. Walakine pas de problème, quand il faut parler dans la langue française, je le fais. Chi marrate kan la7ed ba3d al2akhta2 fi alougha alfarançia chez les plus éduqués. Ana 9rit al farançia fi 3ahd França o f3ahd al istiqlal, 7tal anihaya dialha. Walakine kaaaanet alougha fi a7san ma youraaam. F3ahd al istiklal, 9lil almgharba li kanou 9aryene. Seule la famille royale et une petite élite la pratiquaient. Il y avait Reda Guedira, LFilali… – il fait mine de fouiller dans sa mémoire, et prononce chaque nom solennellement – les vieux ministres, dont Benhima… Mohamed El-Mekki Naciri, Balafrej, Benyaich – mort pour le roi Hassan 2 le 10 juillet 1971, date du coup d’état à Skhirate – et l’autre… comment il s’appelle j’ai oublié… ah oui, Faraj!
Au Maroc, on a des éthnies: ha chlou7, ha riaffa, ha l3reb, ha sahrawa, ha lfouassa… o chi matay 7mel chi!! HEureusement qu’on a la monarchie au Maroc! l7ed al2ane, va chez n’importe quelle famille, tu vas voir que les soeurs se détestent, les frères se jalousent… mafhamtch, je ne comprends rien! Ibliss, na3ala 7aaachiatahou. Gal: gha nkhrouj 3lihom koulhoum! 3la 3ialathoum, 3la wladhoum… nkherbe9houm… nkherbe9 lihoum al amoual dialhoum.

Un policier arrête les voitures au rond point, pour désengorger le flot qui se déverse en face. On s’arrête aussi. A ma droite, un taxi essaie tout de même de profiter d’un vide pour se faufiler. Le policier, agacé par l’impertinent, l’arrête et lui ordonne de reculer. Le taxi refuse.
– Demande ça poliment, toi!
– Merci de reculer. Il demande ça doucement, mais fermement.
– Poliment j’ai dit! Pourquoi tu brailles? Parce que tu as un uniforme?
Le taxi insiste, fait de grands gestes avec les bras pour montrer comme il est furieux, et le policier, la stature placide mais le regard bouillonnant, l’ignore, se plante devant la voiture et sort son sifflet. Le taxi finit par reculer de mauvaise grâce. Lorsque le policier nous fait signe d’avancer, le taxi baisse sa vitre au maximum et hurle à tue-têted’une voix fervente et victime: Allah ou ma 2ini sa2em! Allah ou ma 2ini sa2em! Allah ou ma 2ini sa2em!

Bref.

– Un policier en tenue, un policier en tenue, qui porte la responsabilité de la circulation, agent d’autorité! Je suis furieux, je suis malheureux quand je vois ça. Hchouma! Le taxi devrait respecter le policier, et l’uniforme du policier. On ne devrait ni le bafouer – il dit ça comme s’il plaidait dans une cour, le ton docte et les sourcils froncés – on ne devrait ni le bafouer, ni l’humilier!
Tu sais cette liberté qu’on a donné au Maroc, c’est pas bon. On a encore besoin de 60 ans, ou plutôt 100 ans avant de pouvoir y prétendre. Je te jure, ça m’attriste quand je vois des scènes comme ça. Hadi akhta2 faadi7a! Bini o binek a Lalla, on a besoin de liberté, de cette liberté, mais pas quand l’ignorance règne dans les esprits. Al jahl ba9i, mazal partout dans les foyers et dans les têtes. C’est ça aljahl! Le gars, il arrive de la campagne à la ville, et il provoque un tremblement de terre. Tay dirou massa2ib ka7la, comme on dit chez nous, bel 3arabia, tan goulou tay dir azelzal. Pourquoi? il n’a jamais vu cette vie, il vivait dans la misère et l’ennui dans sa campagne. Il arrive ici, il loue un taxi. Simple. Il va à la grande préfecture de la Wilaya de Casablanca, pas de la police, du gouverneur, il va à l’annexe, il demande, il supplie, il baise des mains (oui, oui, ça se fait encore) pour avoir un permis de confiance. Quand il obtient un permis de confiance, automatiquement, il loue un taxi et normalement il peut circuler en ville. Sans rien respecter, ni personne. Bien sûr, il ne respecte pas la police, il ne respecte personne, et c’est ça, c’est ça le grand malheur. Tu comprends, c’est ça, le malheur. C’est vraiment un grand malheur.

Attends, je crois que Sidna, va passer. Lbolice.

Je te disais. Les gens ne respectent personne. hada 3ahd lfouda, c’est l’ère de l’anarchie. Tu sais, le problème, ce n’est pas tant l’éducation. Je vais te partager mon analyse.
Tout ça vient des partis politiques. Lfitna jaya men al 2a7zab: ils veulent tous le pouvoir, les politiciens, et les partis politiques. C’est quoi le pouvoir? le pouvoir, c’est un moyen de servir leurs intérêts personnels. Il faut qu’il soit député, ministre, qu’il serve ses intérêts, qu’il fasse fructifier ses entreprises, qu’il possède des villas, que les enfants fassent de grandes études à l’étranger, peut-être même acheter là-bas un appartement ou une villa à l’étrange… et donc nos politiciens servent leurs intérêts.

On dit que c’est la faute à l’éducation. Quelle éducation? On construit des fusées au Maroc? on fabrique des bombes atomiques? On n’invente rien, on ne fabrique rien. Nous, gher kan naklou o kane na3ssou. On mange, et on dort. On ne fait rien! Aucun d’entre nous ma 9Ari fel blad! Koune kenna 9ariene, koun sne3na chi 7ouayej. ma3a al 2assaf, fel maghreb, ta oua7ed fina ma 9ari. Je te dis la vérité. L9raya dial lekhoua. Si je fais des études, si j’obtiens des diplômes, il faut que j’invente, que je crée… quelque chose qui n’existe pas dans ce monde, pour le bien et le confort des autres, pour créer de la richesse, l’exporter, et que le marocain vive et profite de ces innovations. Notre vie à nous, le marocain, c’est l’administration: manger, dormir. Le gars, il roule dans des caisses de 100, 300, 500 melione o darebha bne3ssa. C’est pas logique! Idane hada a lalla, ma9arich. Regarde, les étrangers, en France, en Amérique, en Asie. Quand il a du temps libre, rien à faire, tay sna3, il créé. Et il crée quelque chose qui va permettre aux habitants de son pays de vivre mieux ou solutionner un problème. Regarde la Malaisie… la Corée… Ces gens, tu réalises, arrivés les derniers, ils ont créé, ils ont fabriqué des fusées aériennes, et ils pourraient attaquer certainement même l’Amérique. Maintenant, regarde, il y a une relation bilatérale entre l’Amérique et la Corée. Et même, un général est parti pour cela en Amérique. Tu réalises, ils vont régler le problème entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, et même avec le président de l’Amérique monsieur Trump. Voilà, c’est ça le grand malheur. Neb9aou nde7kou 3la nfoussna? On va continuer de se mentir? non! il faut voir la vérité en face. Voilà, moi, c’est pour ça que je considère qu’il n’y pas un seul marocain qui puisse prétendre avoir une éducation. Allah y ster! Allah y touf bina!
Ah, ah, je crois que c’est la voiture de Sidna!

Le cortège royal passe pile en face de nous. Soudain, le vieil homme lâche le volant et fait de grands gestes avec la main en riant comme un enfant. La scène dure quelques secondes. Je me tourne vers lui. Il a le regard brillant et un grand sourire édenté; il sautille sur son siège, heureux, pouffant dans son col comme une midinette.

– Il m’a vu, il m’a vu? Al Malik m’a vu? Hein, dis-moi?

Je souris.
Je m’apprête à descendre. Pendant que je cherche la monnaie dans mon sac, une voix d’enfant excité:
– Cheftih chafni? cheftih chafni? ach dar mni chafni? hihihi! chafni, chafni! Cheftih ach dar mni chafni? Goul? hihi chafni, chafni?

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?