« L7agra oulla l7arga? » #CasablancaLeFilm
Il est toujours affalé contre cette chaise, placée en biais entre 2 voitures, recouverte d’un vieux tissu défraîchi, recouvert lui-même d’une dizaines de fines couvertures rapiécées, en laines et en couleurs. Lorsque le gardien de voitures est accablé par le froid, il utilise celle du dessus pour se protéger les genoux, lorsqu’il est anéanti par le soleil, il la place sur ses épaules, ou par-dessus la tête.
Sur le crâne, la même casquette bleue, délavée par le soleil et râpée par le froid. Il a un visage rond, allongé par un menton saillant et une bouche creuse, car il ne lui reste plus de dents, et le vieillard se débrouille pour parler avec ses gencives et sa langue. Sa peau est cuirassée, une peau de crocodile fendue en milliers de profondes craquelures, une peau épaisse couverte de poils mal rasés, courts et rêches, poivre et sel, qui lui donnent un aspect sale et rugueux.
Ce gardien de voitures ne sourit jamais. Il ne parle jamais. Il ne souhaite le bonjour à personne et souvent, n’y répond pas.
À vrai dire, aux premiers abords, l’homme, il a l’air détestable. Un vieil ours solitaire, condamné sur sa chaise à vie et sans espoir de mieux, sous le soleil, dans le froid, dans la poussière et la pollution.
Un commerçant m’a un jour raconté que cet homme ne disait jamais bonjour, et ne répondait jamais au bonjour des gens, même à ceux qu’ils croisaient tous les jours. Seules de très rares personnes ont ce privilège, a-t-il ajouté.
Je dois vous dire, cette histoire de bonjour, moi, ça m’a intriguée, et comme je passe souvent par cette ruelle, je décide de lui dédier un bonjour chaque fois que je le croise. Ainsi, pendant des jours, tous les jours, je lui servais joyeusement un Saba7 lkhir! Mais lui figurez-vous, il ne levait même pas la tête. Rien. Pas un regard, pas un mouvement, pas un mot. Rien à foutre.
Il en fut ainsi pendant 2 mois, jusqu’au jour, où enfin, il leva la tête vers moi et répondit, le ton rogue: – Sabah Nour!
Je dois vous dire, ce jour-là, je lui ai souri jusqu’aux oreilles. Je me suis soudain sentie « privilégiée ».
Bref. Il est 7h00 dans cette petite rue. Au milieu du calme matinal, je suis surprise par des cris. En face de moi, un homme grand, costaud, quoique bedonnant, empoigne le gardien de voitures, le secoue et manque de le faire trébucher. L’épicier, qui s’apprêtait à ouvrir boutique, s’interpose et tente de les raisonner: il réussit à les séparer, et traine le gardien de voitures à l’intérieur de son épicerie.
On continue d’entendre quelques cris:
Le gardien de voiture: – Il voulait me frapper, il voulait me frapper. Il m’a empoigné!
L’homme: – Je vais appeler la police! Ils vont te ramasser dans l’heure, comme le cafard que tu es. Toi et ton fils!
Le gardien de voiture me regarde, me prenant témoin de cette injustice, et il ne cesse de répéter, encore sous le choc.
– Il a voulu me frapper! J’ai 3 fois son âge! Il a voulu me frapper! Frapper un malade, un vieux! Il m’a empoigné! Je suis dans mon droit. C’est le gérant du café à côté, et il ne veut pas que les voitures se garent sur la partie de trottoir qui est devant son café. C’est un trottoir public. Il n’a pas le droit. Et il n’a pas le droit de mettre de table et de chaises non plus. Moi, moi je suis dans mon droit.
Il sort de sa poche un tas de photocopies légalisées, soigneusement pliés en 4, racornis et jaunis, qui datent d’un autre siècle:
– Je suis dans mon droit, j’ai une autorisation, et je paie des taxes pour ça! Je suis dans mon droit et maintenant il veut appeler la police. Et le pire, le pire, c’est que c’est moi, moi qui suis dans mon droit, qui paie mes taxes, moi le pauvre à la vie misérable, c’est moi qui vais être embarqué.
L’épicier tente de le calmer:
– Mais non, tu le connais, il parle beaucoup, mais il ne fera rien. Personne dans le quartier ne le laissera t’approcher. Un Roofix, ce gars. L’épicier, un jeune très sympathique, poursuit en s’adressant à moi. Quel manque de respect: notre vieux est dans son droit, et quand bien même, il n’a pas le droit de menacer ou frapper un vieil homme malade. Il n ‘y en avait même pas besoin.
Le gardien de voitures. Il parle vite et en colère et sans dents, alors par moments, il suffoque entre 2 phrases.
– Je n’ai même pas pris mes médicaments, je suis malade, diabète coeur, cholestérol… Ils vont m’emmener en prison. Et il a menacé mon fils….
Ce mot, ce dernier mot, il l’a dit avec une brisure dans la voix. À cet instant, quelque chose dans mon ventre remue.
– Mon fils, mon fils. Weldi. Il sait qu’il me tient avec mon fils. Et mon fils n’a plus sa mère. Il me montre en cherchant, tremblant, au milieu du tas de papiers, une photo de la mère. Ma femme, elle est morte. Allah y rhamha. Je ne veux pas que mon garçon aille en prison. Il nous a traités de cafards. Sere9 Zit.
Il étouffe un sanglot dans la gorge, presque imperceptible si l’on ne connaissait pas l’ours, puis il se reprend.
À côté, le gérant du café s’affaire avec son dernier téléphone à la mode, il fait mine, tout en essuyant les sueurs qui dégoulinent de son front gras, l’air important, d’appeler des gens importantes. Finalement, il n’en fera rien. Peut-être était-il trop tôt que des hauts responsables ou des petites mains s’intéressent à son cas. Ou peut-être faisait-il juste semblant de passer des appels. Va savoir. Va comprendre.
– Tu as vu, le visage de lhagra? C’est celui-là. Il est bedonnant, il est suffisant, il est instruit, il a une belle voiture et un beau téléphone, il a une belle femme et prétend avoir une belle âme. Moi, il y a longtemps que j’ai fermé mon coeur aux humains. Je suis assis ici, sur cette chaise, 12h par jour depuis 40 ans. Lhagra, partout, tout le temps.
– Tu vois aussi de jolies choses? de jolies personnes? je lui demande.
Il grogne ce que je finis par déchiffrer comme étant un petit rire:
– Oui, mais eux, les peu, ils partent ou s’enferment chez eux, entre eux. Dans ce pays, c’est l7agra, oulla L7arga. Choisis!