احكي يا شهرزاد
« Raconte, Shéhérazade! »
Il était une fois à Baghdad, un vieux géologue fantasque et rêveur. Toujours une pioche à la main, l’original parcourait le monde et creusait partout, partout où il pouvait! Il creusait sous les roches et les montagnes et les sables et les rues et les trottoirs et les maisons…, enfin, tout ce sur qu’il foulait sous ses pieds, il ne pouvait s’empêcher de le creuser! Il faut dire que depuis ses 7 ans, le vieux géologue était obsédé par l’idée de faire une découverte extraordinaire qui le mènerait à la gloire universelle. Seulement à 110 ans, voilà que, à son grand dépit, il n’avait toujours pas fait sa découverte extraordinaire.
Un jour, au milieu d’un désert brûlant, le géologue creusait comme à l’accoutumée quand sa pioche buta contre un objet dur qui se fendit. Lui tomba à la renverse et sa tête buta contre une pierre. En se relevant, il remarqua que c’était une pierre blanche, qui semblait avoir été taillée et sculptée avec une telle précision, une telle finesse, une telle passion, qu’il sentît qu’elle se tenait juste là, sa découverte extraordinaire!
Cependant, il n’avait plus de pioche pour poursuivre l’excavation et il se méfiait bien trop de confier son secret aux coquins de savants qui s’empresseraient de s’approprier sa découverte. Il creusa donc avec ses mains et sa détermination; peu importait la douleur de ses paumes lacérées et ensanglantées, peu importait le soleil de plomb et l’aridité du désert, seule comptait la trouvaille.
Il creusa ainsi à mains-nues durant 10 ans, comme un forcené, jusqu’à ce qu’il put enfin déterrer le trésor : une statue! Une femme sculptée, sublime, monumentale ; sous ses aisselles perçaient des ailes, comme prêtes à laisser s’envoler la femme, qui semblait retenue par des chaînes et un tissu noir couvrant sa taille. Il fouilla autour de la statue et découvrit, contre elle, enroulés dans une peau de chèvre, des centaines de feuillets.
001 VictoiRE ? sculpture résine et poudre de marbre 295 x 160 x 200 cm – Radia BIAZ LAHLOU |
L’explorateur les examina : ils comportaient des inscriptions aux caractères étranges, comme s’il s’agissait d’un autre alphabet. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait: était-ce la langue d’une civilisation ancienne? un langage codé? Notre savant se tenait là, recroquevillé, la main sur le menton, rajustant ses lunettes ou tripotant sa barbe, ce qui prouvait comme il était perplexe face à l’énigme. Une voix cependant lui soufflait que sa découverte allait changer le cours de l’histoire.
La statue était si colossale qu’il ne put, seul, la transporter jusqu’en ville. Figurez-vous qu’il lui fallut jusqu’à cent hommes pour la relever et jusqu’à cent autres pour la déplacer!
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Le géologue, n’ayant pu résoudre l’énigme des inscriptions sur les feuillets, fit part de sa découverte au royaume. Il réunit auprès de lui les plus grands savants et plus illustres spécialistes du monde. Cependant, parmi ces savants fous ou géniaux, en dépit de leurs grosses lunettes et de leur barbe, personne ne sut élucider le mystère: que représentait cette statue?
Cette femme, avait-elle existé? Était-ce une femme qu’on libérait ou que l’on enchaînait? Et ces feuillets, que signifiaient-ils? Les savants analysèrent, devisèrent, se fâchèrent, éructèrent, prouvèrent, théorisèrent et rapidement il formèrent 2 clans : ceux qui pensaient qu’elle allait se libérer des chaînes et s’envoler, et ceux qui affirmaient qu’elle était captive de ces chaines et ce curieux drapé noir. Dans le royaume, la rumeur se répandit et tout le monde se mêla de cette affaire: dans les chaumières, les bars, les cafés, au parlement, c’était à présent la discorde partout. Le peuple aussi fut divisé en 2 clans. Les esprits s’échauffèrent et les hommes en vinrent même à se battre pour prouver qu’ils avaient tellement raison. Le savant était au bord du désespoir, il ne dormait plus, ne mangeait plus, ne se lavait plus et ne survivait plus à la mort que pour élucider le mystère de sa découverte extraordinaire.
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Un matin, notre explorateur marchait en ville en trainant son air triste et sa pioche fendue, quand soudain il s’arrêta au spectacle d’une fillette allongée sur l’herbe au milieu d’un joli jardin entouré de roses, un livre à la main. Il s’assit près de l’enfant et se confia à elle ainsi. Le vieux géologue parlait en mettant des apostrophes à toutes ses voyelles, ce qui lui donnait un drôle d’accent:
– Ô mâlheur! Ces lêttres, il faut les dêchiffrer, c’est un têmôignage de l’histoîre mon enfant, une trâce de notre humânité! Mais persônne, aujourd’hui encôre, n’â su dêchiffrer ce mystêre!
– Eh bien, demandez à Shéhérazade, l’épouse du Sultan! s’écria-t-elle.
Shéhérazade! Pourquoi diable n’y avait-il point pensé plus tôt! Le savant, qui ne tenait plus de joie, dansait en accourant au palais comme un fou. La sultane était renommée pour son érudition, pour sa mémoire prodigieuse et son goût pour l’histoire, les arts et la philosophie: elle seule pourrait résoudre ce mystère, assurément!
Lorsqu’il arriva à la porte du palais, le géologue s’adressa aux gardes ainsi :
– Je dôis voir Shéhérâzâde, une mission de lâ plus haûte importance! Une découverte extrâôrdinaire!
Les gardes se moquèrent avec un rire gras et les rustres le chassèrent à coup de bâtons.
Lui continuait de scander :
– Je dôis voir Shéhérazade, une mission de lâ plus haûte importance! Plus il criait, plus ils riaient. À ce vacarme, Shéhérazade, qui passait justement par là, entendit prononcer son nom et accourut : – Pourquoi ces cris?
– Ce va-nu-pied demande audience auprès de la sultane! Hahaha! Une mission de la plus haûte impôrtance! Hahaha Il aurait fait une découverte extraôrdinaire, clame-t-il! Hahaha!
– Shéhérazade, accôrdez-moi quelques minutes, je ne saurais trouver la paix dans la mort si je ne la trouve point ici: je dois élucider ce mystère et vous seule y pourrait m’aider.
Shéhérazade, piquée de curiosité, voulut en savoir plus sur cette fabuleuse découverte, puis, après avoir sermonné les gardes et ordonné de laisser entrer toute personne souhaitant audience, elle fit entrer le malheureux, qui boitait encore sous les coups reçus. Il conta l’histoire à Shéhérazade, la statue, la femme, les ailes, les chaînes, le drapé, les feuillets, la discorde… et Shéhérazade, dévorée de curiosité, voulut voir cette statue de femme et ces lettres codées qui divisaient tout le pays. Elle aussi, excitée par l’affaire, voulut percer à jour cette énigme: cette femme, était-elle en train de s’envoler ou de se couvrir?
Elle se rendit aussitôt auprès de Shahrayar pour l’enquérir de son projet. Le sultan, qui connaissait son goût pour l’étude et qui l’encourageait, toujours, fit atteler les chameaux et préparer le cortège pour mener son épouse à destination. Shéhérazade s’empressa de préparer sa valise, puis baisa tendrement le front de ses bambins, amoureusement la bouche de son époux et s’en alla explorer cette figure du passé, subitement surgie au présent.
Le royaume était en ce temps paisible. Le sultan sanguinaire, grâce aux ruses de Shéhérazade, avait renoncé à égorger ses femmes et vivait en bonne entente avec son épouse. Ils avaient maintenant trois enfants qu’ils aimaient tendrement.
Pendant l’absence de Shéhérazade dans le royaume, il se produisit cependant des choses étranges dans la cour du sultan. Un imposteur, opportuniste et malfaisant, profitant du voyage de la sultane, se rapprocha peu à peu de Shahrayar, le flattant, vil et servile, le séduisant, fourbe et hypocrite. Quand il eut gagné sa confiance, le malfaisant ourdit une terrible machination. Il pria le sultan de rentrer plus tôt de la chasse et proposa de l’emmener en promenade pour converser dans un de ses somptueux jardins. Pendant qu’ils se promenaient entre les allées aux espèces infinies de fleurs et d’oiseaux, ils entendirent des rires et des murmures s’élever derrière un pommier: le sultan se pencha et distingua la silhouette nue d’un vieil homme et celle d’une femme qu’on eut juré être l’ombre de Shéhérazade.
002 PAIN BALL Installation 140 x 90 cm Radia BIAZ LAHLOU |
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Shéhérazade, le tromper? Shéhérazade, avec un amant? Il ne pouvait le croire!
– Halte-là!
Les silhouettes feignirent l’étonnement et s’enfuirent pour s’enfoncer dans la nuit, se faufilant entre les rosiers et les orangers.
– C’était Shéhérazade! s’écria l’intriguant.
Il excitait la colère de ce dernier et finit par le persuader que Shéhérazade l’avait trahi. Le sultan, furieux, blessé, était à présent aveuglé par une rage noire.
Le vil homme profita de sa colère pour le persuader de capturer Shéhérazade et la lapider, la pendre, l’égorger et tout cela en même temps.
– Gardes! Arrêtez-les! Fermez les portes du palais! ordonna le sultan. Qu’on arrête Shéhérazade et qu’on me la présente! Préparez l’échafaud, les cordes, les lames et les pierres! Convoquez la foule et les bourreaux!
L’imposteur se frottait les mains en aparté: sa machination avait réussi!
Le père son vizir, à l’annonce de la funeste nouvelle, fut effondré: il avait compris que c’était un terrible complot. Il envoya aussitôt une dépêche à sa fille menacée, il la prévint du grand malheur et lui décrivit le sort tragique que lui réservait son époux.
Shéhérazade, qui était au fond du désert avec le vieux géologue, reçut la dépêche et interrompit aussitôt ses travaux. Elle demanda qu’on prépara son cortège pour rentrer au plus tôt au palais. Elle se para de son plus somptueux caftan et glissa quelques feuillets dans sa bourse. Notre explorateur, lui, était fou de désespoir et de dépit, et sans Shéhérazade, il ne pouvait élucider son énigme. Il décida donc de l’accompagner.
La sultane arriva au palais où l’attendaient le sultan Shahrayar, l’imposteur, son père le grand vizir et ses bourreaux.
Ces derniers la menèrent à une place, derrière le palais, où les attendait une meute hystérique, aboyante, venimeuse, défigurée par la haine. Elle éructait des insultes et levait haut les mains qui serraient de grosses pierres, prêtes à les jeter sur l’infâme.
– À mort, Shéhérazade! À mort!
Elle, marchait dignement, étourdissante de beauté dans son caftan brodé à la main, traversé par une large fente qui laissaient voir ses jambes gracieuses.
003 Photographie lenticulaire 170 x 105 cm – Radia BIAZ LAHLOU |
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Les enfants de Shéhérazade, qui étaient présents à l’exécution, se mirent à pleurer très fort à la vue de leur mère, et à l’instant où le sultan ordonna qu’on la mît à mort, les enfants hurlèrent en choeur :
– Pitié Père! Pitié avant de la tuer, une dernière histoire, quelques minutes! On doit connaître la fin du conte entamé!
Le père, qui aimait tendrement ses enfants et qui ne supportait point de les contrarier, s’émut et accorda leur grâce. Shéhérazade, reconnut là une ruse de ses enfants et sourit.
– Qu’on écoute Shéhérazade! Elle sera exécutée juste après!
Le premier bourreau retira la corde de son cou, le second la lame de sa gorge et les habitants reposèrent leur pierres. La foule se tut.
Shéhérazade retrouva l’éclat de ses yeux et la belle sultane s’assit sur le rebord de l’échafaud. Elle commença son récit ainsi:
– Ce récit commence dans le palais du sultan Azal, un homme bon et aimant, sultan d’un vaste empire. Son épouse, qu’il aimait tendrement, vouait un véritable culte aux papillons et pour lui prouver son amour, le sultan son mari, fit planter un jardin si fleuri, si coloré, si luxuriant que toutes les espèces de papillons étaient forcément attirées ici. Ainsi, tous les jours, il la prenait par la main pour lui faire découvrir une nouvelle espèce et voir ses yeux s’émerveiller.
Un soir, alors qu’il n’arrivait pas à s’endormir, le sultan sortit se promener, à la recherche d’une espèce inédite à montrer à sa douce moitié, quand soudain il aperçut deux ombres enlacées. La surprise, puis la colère le clouèrent. Sous ses yeux, il reconnut son épouse et son amant. Il bondit lestement sur eux et d’un geste vif, il trancha la gorge du traître avant de battre la traitresse à mort.
De retour au palais, il réunit ses ministres pour une session extraordinaire :
– Le destin d’une femme aura scellé celle de l’empire et sa perfidie celle de toutes les femmes! Désormais, les femmes, ces êtres perfides, que dis-je! ces sous-êtres, vils et trompeurs, rusés et malfaisants devront se draper de noir et ne plus franchir le seuil de leur maison sans être accompagnés d’un tuteur mâle, certifié de leur famille. Leur maison sera leur prison, leur punition la servitude.
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Le sultan, autrefois si bon, sombra dans une humeur maussade et devint plus en plus féroce. Il décida qu’il fallait asservir toutes les femmes du royaume et pour cela, il réunit les malfrats, les désoeuvrés, les convertis, les haineux, les misogynes, bref, tous les malheureux et toutes les malheureuses de l’empire et au-delà, qui trouvaient là enfin une cause à leur coeur vide, avide ou criminel et leva une armée sanguinaire. Les troupes attaquèrent les villes, brûlèrent les villages, pillèrent les monuments, décapitèrent les hommes, violèrent les femmes, égorgèrent les enfants.
Le sultan, porté par ses conquêtes, par le sang et la chair, encouragé par le silence du monde, continua dans son escalade meurtrière. Ainsi, rapidement, il légalisa le viol et l’esclavage de certaines populations puis autorisa toutes sortes de dépravations et de vices sur les femmes. Les familles tentèrent de fuir ou de s’exiler, souvent au péril de leur vie, des hommes, des femmes, des enfants, térrifiés, assoiffés, affamés, parfois blessés jusqu’aux frontières d’autres pays, mais ces dernièrs eurent vite fait de fermer les frontières, craignant de voir affluer ces hordes de malheureux.
005 oppREssion Bas-relief 145 x 145 cm
Radia BIAZ LAHLOU |
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Tout, dans ce royaume, n’était plus que chaos, débauche et violence.
Un jour, le roi était de sortie avec sa troupe pour attaquer un village quand…
Shéhérazade se tut. Autour d’elle, les bourreaux avaient enlevé leur chapeau morbide, les habitants avaient reposé leurs pierres, et tous s’étaient attroupés autour de Shéhérazade qui demanda, la voix faussement innocente :
– Je crois qu’il est temps? L’exécution? Vous allez manquer votre déjeuner?
– Poursuivez! Juste un moment encore!
– Où en étais-je? Ah oui, le sultan, une torche à la main, s’apprêtait à brûler une des chaumières de ce village quand un cri déchirant le retint. Il entra, curieux et après avoir inspecté l’intérieur, il remarqua une jeune fille, recroquevillée et hoquetante.
– Un instant! Accordez-moi la vie, dit-elle en pleurs.
Elle releva la tête et regarda le sultan dans les yeux: il tomba aussitôt sous le charme de cette jeune femme, éblouissante de beauté, aux éclairs vifs dans les yeux. Troublé, il renonça à la tuer, laissant sa vie sauve, mais point sa liberté. Arrivé au palais, le sultan ordonna qu’on la drapât de la plus belle soie noire de l’empire et qu’on l’enfermât! Les gardes la menèrent à une grande pièce sombre où scintillait l’éclat de reflets d’or. C’était des cages… sublimes si elles n’avaient été cages. Les rustres la poussèrent à l’intérieur de l’une d’elles, et son coeur sursauta quand elle entendit la porte se refermer puis la clé tourner. La jeune captive parcourut l’immense pièce du regard, elle découvrit avec horreur des centaines d’autres cages en or, où se dessinaient des silhouettes inanimées, drapées d’un noir morbide, des ombres de captives silencieuses, presque sans vie.
Ainsi fut-elle enfermée durant des jours, libérée seulement aux moments de ces devoirs que la pudeur me dispense de vous raconter. La jeune fille, qui avait une intelligence vive et un goût prononcé pour la liberté, ne cessait de réfléchir au moyen de fuir. Cependant, la clé, seule le sultan Azal la possédait, et il la gardait soigneusement au fond d’une poche ample, dissimulée dans son séroual. Un jour, alors que son maître s’apprêtait à accomplir son devoir, elle prit son air le plus mutin et chanta:
– Je préfère que vous gardiez votre séroual! Et si on jouait…? À quoi? Vous le saurez si vous gardez votre séroual, Sire!
Elle rit, ce qui excita fort les pulsions de l’homme qui obéit et garda son séroual. Elle savait qu’aussitôt son devoir accompli, le roi s’effondrait dans un profond sommeil aux ronflements bruyants, qui ne durait toutefois que quelques minutes. Elle attendit donc qu’il s’endormit puis fouilla dans son seroual, prenant garde à ne point le réveiller et après avoir tâté quelques secondes entre les dizaines de poches, enfin, elle sentit le contact de l’or glacé contre sa paume. Doucement, sans bruit, elle décrocha sa clé, reconnue parmi des centaines grâce à une tâche blanche, un défaut remarqué la veille. Elle ouvrit la cage, arracha le tissu qui la couvrait, enfila un habit d’homme et enroula un turban sur sa tête pour tromper la vigilance des gardes. Vite! la fugitive courut se réfugier hors du palais.
006 » La sERVitudE Et L’oppREssion EnsEiGnEnt La RusE * » Bas-relief réalisé avec des clous 140 x 90 cm Radia BIAZ LAHLOU |
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Dans sa course, elle réussit à libérer quelques captives et ensemble, elles se réfugièrent dans une vallée. Cette vallée, avait une position stratégique puisque ses habitantes pouvaient y voir tout ceux qui s’approchaient et entendre le moindre écho, du sabot de cheval au tintement de l’épée, se parant ainsi contre les attaques ennemies ou furtives. Durant des jours, elles confectionnèrent des tenues de guerre, des armes et un drapeau. Leur drapeau : un aigle, majestueux, conquérant, victorieux.
II tenue Brodée
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008 L’étEndaRd Volume 230 x 180 cm
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Ces quelques femmes avaient fait le serment de réunir une armée de combattantes pour repousser les invasions de ce roi barbare et protéger les villages, pour libérer les captives restées au palais, ainsi que toutes les femmes de la servitude. Au bout d’un mois, elles rassemblèrent assez de femmes, d’armes et de provisions pour sortir enfin de la vallée et contre-attaquer l’ennemi. Même si l’’ennemi était partout dans cette guerre étrange, ils étaient des hommes, des femmes… Oui, des femmes, souvent promptes à offrir leur corps pour assouvir les besoins des soldats ou se transformer en bombes humaines.
Les combattantes, prêtes à lancer l’offensive, se dirigèrent vers le prochain village que les troupes du sultan avaient prévu d’attaquer. Cette bataille sanglante fut leur première victoire, les suivantes furent acharnées, meurtrières et parfois couronnées de succès: dans ce village, l’on avait repoussé l’ennemi, dans cette ville, l’on avait libéré quelques quartier. Les guerrières, dévouées à leur cause, se battaient jusqu’au sang contre les troupes ennemies.
C’est lors d’une bataille sanglante, qui avait duré plusieurs jours, que notre jeune heroïne fut capturée. Les troupes ne reconnurent point la fugitive, qui avait pris soin de se couvrir légèrement le visage. Elle fut rapidement revendue à un pirate, qui lui-même la revendit à un seigneur du pétrole qui l’offrit à un puissant ministre étranger.
Ce dernier, craignant la mauvaise presse si l’on venait à découvrir l’affaire, l’abandonna dans le royaume de Carthage, dans un souk, non sans avoir d’abord goûté sa jeune et tendre chair. Après des jours d’errance dans ce pays qu’elle ne connaissait point et dont elle comprenait peu la langue, elle eut si faim que, profitant qu’un marchand avait le dos tourné, elle saisit furtivement des dattes et les glissa dans sa poche.
– Une voleuse, une voleuse!
Un homme, témoin du vol, se jeta sur elle, suivi par une horde d’hommes qui s’était attroupée et qui l’auraient sans doute battue à mort si des gardes n’étaient pas arrivés. La voleuse fut jetée dans un sombre cachot. Dans le noir, elle distingua une silhouette qui semblait jouer aux échecs. Elle s’approcha doucement et ses yeux maintenant habitués, elle distingua nettement un homme si vieux qu’il n’avait plus d’âge… ni de dents. Il était profondément absorbé par son jeu.
– Depuis quand êtes-vous là ?
Il leva la tête vers elle et prit tout le temps de l’observer avant de répondre :
– Ah depuis combien de temps je ne sais plus, des dizaines, des centaines d’années? cela fait si longtemps que je suis enfermé ici! J’avais 18 ans quand je me suis opposé au pouvoir corrompu de ce pays, car nos seigneurs nous taxaient tant qu’on ne pouvait plus manger, même du pain sec. ! À chaque bouchée de pain, il faut deux à l’État. Un jeune homme en fut tellement affecté qu’il brûla dans les flammes dévorantes d’un feu qu’il avait lui-même allumé! C’était une belle journée de printemps. Un récit terrible.
010 BaGhdad installation 220 x 90 cm Radia BIAZ LAHLOU |
– Il vivait dans ce quartier misérable du royaume de Carthage un jeune homme si pauvre qu’il vivait de quelques fruits et légumes. Tous les jours à l’aube, il les disposait sur sa charrette et s’en allait courir les rues pour gagner son pain quotidien. C’était un homme bon, et il ne voulait point voler pour manger, non! il voulait gagner sa vie en honnête homme, mais voilà que le misérable était harcelé par les gardes du royaumes qui, tous les jours renversaient son étal puis le chassaient de sa place avec dédain. Le malheureux gagnait si peu qu’il ne pouvait verser ses taxes à l’État, ni le bakchich à ses gardes, pour qu’ils fermassent les yeux.
Un matin, le marchand ambulant, après que de nouveau il fut rudoyé par ses bourreaux, se sentit si humilié, si désespéré, si insignifiant, que ce jour-là, il prit la décision de s’immoler par le feu. Lorsqu’il apprit la nouvelle de cette mort si terrible et si désespérée, tout le pays fut bouleversé! D’autres marchands, d’autres misérables, d’autres humiliés eurent écho de ce geste effroyable et partout la colère gronda. Les immolations se multiplièrent, les cris de révoltes s’élevèrent et les citoyens réclamèrent plus de droits, les femmes plus de liberté, les hommes plus de justice, les malades plus de santé, les enfants plus d’éducation, les pauvres plus de pain. Très vite, c’est toute la région qui s’embrasa. Soudain, un souffle, quelque chose, un vent portait le coeur des hommes vers un avenir meilleur.
– Comment savez-vous tout cela, vous qui êtes enfermé ici?
– Je n’ai pas envie d’en sortir. Je n’ai pas envie de voir ce monde et je préfère rester là avec mes échecs.
– Mais vous êtes seul…
– Fillette, on n’est jamais seul quand on est avec nous-mêmes.
Il la regarda, malicieux :
– J’ai la clé du cachot. Donne moi ta bague et en échange, tu auras la liberté.
– Que feras-tu avec une bague ici? Cela ne vaut plus rien.
– Je l’échangerai contre autre chose, va! répondit-il, la lueur malicieuse.
Elle retira la bague ornée d’une émeraude et lui tendit. Le vieillard se replongea dans sa partie d’échec et elle s’enfuit de son cachot. Elle fit route vers la vallée: il fallait qu’elle retrouvât son armée et poursuivît son combat! Elle réalisa aussi qu’il fallait qu’elle contât la folie barbare de son époque.
De retour dans la vallée, elle décida de consigner par écrit, dans des lettres, l’horreur et le chaos mais aussi la résistance et la liberté.
Le sultan Azal et ses troupes, quant à eux, continuaient de la chercher dans le royaume.
Le jour commençait à tomber. Shéhérazade interrompit sa narration et, souriante, s’adressa à ses bourreaux ainsi :
– Le soleil se couche bientôt. Ne voulez-vous donc pas en finir, mes bons messieurs?
Un bourreau séchait une larme, et la foule à présent, de nouveau hystérique scandait :
– Raconte, Shéhérazade!
– Vous l’ai-je dit? J’ai déchiffré le mot inscrit sur le premier feuillet.
Le géologue, à cette annonce, sentit son coeur bondir dans sa poitrine. Shéhérazade ouvrit sa bourse et sortit un feuillet. Elle le montra à la foule et après un silence intense et impatient, elle dit enfin:
– Ici, il est écrit: «!احكي يا شهرزاد » *
* Raconte, Shéhérazade! »