Je suis dans le taxi, et le chauffeur, casquette vissée sur la tête, a la quarantaine gaillarde et le coup de volant nerveux.
Une longue file de voitures se bouscule sur-place pour passer le feu tant qu’il est vert, le plus vite, le plus malin!
Soudain, je fais un brusque bond en avant. Le taxi a subitement soulevé le frein à main, puis il a sorti sa tête et sa main par la vitre; je l’entends hurler:
– C’est un bébé! C’est encore un bébé! C’est monstrueux! Cruel de mendier avec un nourrisson. Il doit être au chaud, chez lui! C’est un bébé! Va-t-en d’ici et rentre chez toi! Ou ramène ce petit chez lui!
Sa voix s’étrangle, ses yeux se révulsent.
La femme, la cinquantaine couverte d’un long voile noir, dévoile seulement des yeux perçants entourés de Khol et un visage moucheté par le soleil. Elle tient un minuscule bout de chiffon enveloppé de tissus, dont s’échappe une petite tête ronde, le regard curieux et affolé.
Elle l’injurie copieusement. Le ton monte.
– Ce n’est qu’un bébé, même pas, un nourrisson encore! Tu n’as pas le droit! Ce petit doit pas être ici, ce n’est pas sa place. Des comme toi, des cruelles, des femmes sans foi ni loi, sans coeur, je les traine au commissariat! Tu es une criminelle, la pire espèce de criminelles. Celle qui maltraite un nourrisson inoffensif!
Elle continue de l’injurier, lui de hurler:
– Un bébé! Cruelle! Inhumaine!
Les voitures pressent le taxi.
Le policier presse le taxi.
Les piétons pressent le taxi.
Le chauffeur roule, et son taxi fait des petits bonds, exprimant tout le tumulte intérieur de ce gaillard.
Il s’arrête au niveau du policier, qui, préoccupé par sa propre survie en milieu hostile, roule des yeux agacés.
– Toi le policier, comment tu peux laisser faire ça, à quelques mètres de toi, comment tu peux regarder faire ça tous les jours sans rien faire. Il a pas 3 mois ce bébé, il est 21 heures. Un bébé! Un bébé. Ne sois pas un policier, sois juste un humain.
A-t-il entendu son cri? Il lui fait signe d’avancer, le geste pressé, indifférent.
Le taxi finit par avancer et il poursuit, dans une fureur révoltée, avec une brisure dans la voix:
– Un bébé! Comment peut-on laisser faire ça? Un bébé, un nourrisson de 3 ou 4 mois, dont le corps, le cerveau, les organes se forment encore, qu’on expose ainsi à la nuit, aux fumées, au soleil, au froid, aux microbes, aux fumées toxiques des voitures. Son petit coeur, son petit foie, sa petite rate… dans quel état sont-ils? vont-ils être? On n’a même pas laisser le temps à son corps de se former. Ses organes sont à peine en train de germer. Et que dire de son cerveau, son esprit, ses émotions… C’est un meurtre! Avec préméditation! Avec actes de torture, de barbarie! Même s’il survit ce malheureux bébé, il est déjà condamné. Il n’a rien demandé ce petit et le devoir des adultes, de tous, est de le protéger. Qui est là pour le protéger. De cette rapace? Si j’étais seul, sans passager, je serai descendu et je l’aurais traîné jusqu’au commissariat. Je n’embarque pas les passagers dans des histoires compliquées, c’est pour ça que j’ai fini par tracer. Sinon je serais allé me garer là-bas, je lui aurais retiré le gamin et l’aurais traînée de force aux autorités. Oui, ce n’est pas la première fois que je fais ça. Traîner des ordures qui maltraitent des gamins au commissariat. Qui mendient avec comme de la marchandise. Mais attendez de voir, je vous dépose et je retourne la traquer. Ce bébé innocent est entre les mains d’une criminelle, et moi, en tant qu’adulte, je serais coupable de non assistance à personne en danger. Il court un grave danger.
Un passager le félicite:
– Bravo, vous avez bon coeur et vous êtes valeureux!
Le chauffeur s’étrangle presque. Dans son taxi, il est comme le lion en cage.
– Bravo! Pourquoi? pour qui? On félicite de ce bla-bla comme si c’était pas normal, comme si c’était quelque chose d’incroyable! Mais ce qui est incroyable, c’est de ne pas se mettre en colère, ne pas se révolter, ne pas dénoncer, ne pas arrêter tout ce bordel! On a fini par trouver ça normal… mais ce n’est pas NORMAL. La norme serait de s’indigner. La norme, cest la dignité. Mais tout le monde ferme les yeux, ou même, garde les yeux ouverts se résignant à accepter l’inacceptable. Si encore quelques personnes s’étaient arrêtées pour défendre ce petit, si encore on entendait un cri révolté, une mère indignée, un père écorché, de voir un nourrisson à la merci d’une criminelle à 21 heures, au milieu de voitures, entre des passants, devant un feu, pour mendier à quelques mètres d’un agent. Mais personne n’est là pour lui retirer ce petit ou conduire cette femme aux autorités. Personne n’est là pour protéger ce petit des sévices qu’il subit déjà. C’est de la non assistance à personne en danger, non, de bébé en danger. Et tous, tous coupables. Des citoyens aux parents jusqu’au gouvernement. Il laisse prospérer ces mafias, dont il a parfaitement connaissance. Ses pauvres gamins se louent à la journée, dans les pires conditions. Y a des mafias qui louent à ces marâtres, ces sans-âme, des maisons et leur assurent gîte et couvert, contre ces journées devant les feux. Et les enfants, souvent pas les leur, sont otages de l’avidité, de la cupidité, de la cruauté des adultes qui les utilisent pour mendier. Souvent drogués, mal-nourris, battus, violés… Pauvres gamins!
Qui est là pour le protéger ce petit? Ils sont pourtant des milliers, ici, tout de suite autour de nous. Tous résignés. Indifférents. Ils s’apitoient, ils s’indignent pour certains, mais tous sont habitués à se taire. Ils en ont perdu dignité et compassion. Regarde autour de toi. Personne pour agir.
Sur l’avenue, c’est un flot incessant de va-et-vient: des centaines de voitures et de piétons pressés se pressent les uns contre les autres; des lumières et des klaxons, des rires, des cris, et des bavardages. Un vacarme assourdissant contraste avec ce silence grondant.
– Tous coupables. Tous coupables, de non assistance à personne en danger.