Elle avait encore mal commencé, cette histoire. Car pour je ne sais quelle obscure raison, on m’envoie passer quelques jours de vacances chez cette vieille tante lointaine que moi, je savais même pas qu’elle existait. C’est que, l’idée de passer ses vacances avec une vieille peau, tu comprends, ça me fiche un sacré cafard.
Bref, je suis dans le train et moi, je rumine colère et dépit. Je repense à ces femmes qui jacassaient tout à l’heure, dans le salon.
– C’est une vieille fille. Elle ne s’est plus remariée depuis la mort de son fiancé…
– ça explique pourquoi elle est si raide…
– psycho-rigide…
– Jamais assez de sel dans ses plats…
– Elle fait sa dévouée à son fiancé mort il y a plus de 50 ans…
– Elle l’a eue dans l’os… seule…
– Vieillir seule…
– Elle n’a même pas d’enfants…
– Elle mange des brocolis…
– Elle n’a jamais déménagé…
– Mais toujours une forme d’enfer…
– Elle boit un citron le matin…
– Elle met de l’ail dans ses cheveux…
– Elle a toujours cet éventail ?
Moi je les écoute, persiflant toutes en même temps, moi je les regarde, avachies sur le matelas, se goinfrant de gâteaux saupoudrés de trop de sucre, et moi, à cet instant, je les déteste. Figure-toi, je me prends presque d’amitié pour cette inconnue, cible absente de langues médisantes.
Bref. Train arrivé. Je suis à la porte, ma petite valise à la main. Je sonne.
Je déglutis. Fichues vacances.
Je dois te dire, je suis sur le cul. Parce que moi, quand on m’a dit que c’était une vieille fille d’au moins 75 ans, je m’attendais à une vieille peau, moche et au minimum grasse. Et un peu barbue. Il faut dire, chez nous, une femme, passé un certain âge, elle est fichue. Elle s’évertue à décrépir, puis se laisser mourir. Et avec ça, elle emmerde la terre entière, pour que tout le monde puisse la plaindre des tas, et jamais qu’on l’oublie. Alors que celle-là, elle est svelte, elle porte un jean, et des basket, et même, elle a une pêche d’enfer. Elle me prend dans ses bras et m’invite à entrer.
– Quel plaisir de te recevoir. Je reviens dans quelques minutes, je passe me changer rapidement. Installe-toi dans la cuisine en attendant. On bavardera pendant que je range. Ah-la-la, sais-tu que lorsque je suis nerveuse, je range?
Elle disparaît dans sa chambre pendant que je m’installe dans la cuisine.
Elle me rejoint au bout de quelques minutes: elle porte une robe de chambre en coton bleu ciel, tombant à mi-cuisses et un bonnet de douche sur la tête; ses cheveux dégagent une légère odeur d’huile, d’herbes et de légumes. Je ris en silence, parce tout de même, ce look, ça lui fiche une drôle de dégaine.
– Quelle journée encore ! Les vacances sont finies et on prépare la rentrée. Ah-la-la, ça commence mal, moi je te le dis.
Elle parle avec des intonations, en articulant par-fai-te-ment, comme elle procéderait à l’énoncé d’une dictée, théâtralisant la lecture et mimant les situations. Marquant les silences et respectant la ponctuation. Sans blague.
– Je suis enseignante et j’ai des classes du CP au CE2. Cette année pour la rentrée, on m’a attribué une salle terrible. Lorsque les parents vont réaliser où l’on a parqué mes petits .. dans une pièce confinée au sous-sol… Tu sais, il y a beaucoup plus d’enfants malades qu’autrefois, ils souffrent notamment d’allergies, de maladies respiratoires… On n’en voyait pas autant, avant. Je serais bien tentée de claquer la porte, mais que veux-tu quand je vois ces petits, quand je pense à ma responsabilité envers eux, à tout cet amour qui se partage, je me dis, bah, cela compense bien toutes les vexations. Le niveau des enseignants est une catastrophe. Aucune maîtrise de la langue, ni rigueur, ni bienveillance et souvent même pas de diplôme. L’enseignement, vois-tu, c’est ma passion, pas mon métier. L’autre jour, une maman souhaitait me rencontrer. Bien entendu, j’ai organisé notre rendez-vous. Sais-tu pourquoi elle a souhaité me rencontrer? Pour me remercier et me raconter son week end avec Jamal, son fils. Elle m’a raconté que l’autre jour, ils sont allés pic-niquer en famille et elle a dit à son fils: viens, on va se mettre sous l’arbre. Savez-vous ce que mon petit a répondu? Maman, on ne dit pas » On va se mettre sous l’arbre ». La maîtresse a dit « On va s’asseoir à l’ombre de cet arbre ». Et tu sais comment il s’appelle? Un saule pleureur, parce qu’on les trouve au bord des lacs et des rivières. La maîtresse dit qu’il faut pas dire les arbres, parce que chaque arbre a un nom. Il faudrait donc dire: « On va s’asseoir à l’ombre de ce saule-pleureur. » Tu imagines le petit, et son papa, et sa maman si fiers…! Il faut instaurer de la discipline, avec beaucoup d’affection et de partage auprès des petits de cet âge. Comme je les aime mes petits! Je suis leur deuxième maman, C’est un âge crucial pour les enfants, on a un rôle essentiel dans leur construction et une responsabilité qui nous incombe. Et il faut être à la hauteur. Les enseignantes n’ont aucune formation, un faible niveau, peu de pédagogie et on leur confie des petits, des petits qui découvrent la vie. Ce n’est pas que je critique, mais j’aspire à un haut niveau de qualité pour l’enseignement et nous, nous devons être à la hauteur des attentes, à la fois des parents et des petits. Je devrais être à la retraite depuis bien longtemps, mais je continue. C’est dur de laisser s’installer la médiocrité en regardant faire, les bras croisés. Tiens! Sur un livre scolaire, l’autre jour, je lis : Va apporter. J’étais SCAN-DA-LI-SEE! Voyons! Comment cela ?! C’est une terrible incorrection! Comment pouvons-nous laisser passer cela? On dit – Va porter, voyons! Figure-toi, PER-SONNE n’avait relevé! J’ai écrit à cet éditeur, qui en plus, est TRÈS connu.
Pendant qu’elle me parle, elle ne cesse de bouger, essuie l’évier, la table, range un peu de vaisselle, la dérange, la rerange, réessuie l’évier, inspecte le sol, rentre le linge, trie le linge, range ses pinces …
– Ma nièce m’a dit qu’elle avait mal à la gorge. Je vais lui porter un peu de miel. Et un melon. Elle adore les melons. Et oui, je suis une tata gâteau !
Avec beaucoup d’attention, elle verse le miel dans un petit pot, laissant dérouler le liquide un moment, puis referme délicatement le pot. Elle cherche un morceau de tissu dans un panier, elle le découpe puis l’enroule autour du pot, avant de le refermer avec son bouchon. Enfin, elle fend un melon, le découpe en tranches d’une main assurée, m’en tend trois et range le reste dans une petite boite.
– Je sors pour une heure. Je vais porter cela à ma nièce et reviens. Je te laisse t’installer et te reposer. Voici ta chambre. À tout à l’heure.
Je suis seule dans l’appartement. Je vais m’installer dans la chambre, en parcourant le décor du regard. Tout est parfaitement rangé, avec ingéniosité, et chaque chose est bien à sa place. Dans le salon, à côté d’une grande horloge en bois, une bibliothèque avec des milliers de livres neufs, vieux, reliés, de poche, de collection… Une odeur d’autrefois et d’épices, quelque chose d’enveloppant, un volute d’antan, rassurant, rassérénant, flotte dans la maison et me prend avec affection dans ses bras. Bref. Je choisis un roman et file dans la chambre. Je m’endors en lisant, bercée par l’odeur et la sérénité de l’endroit.
Il est 20 heures. J’ai soif. Je vais me servir de l’eau dans la cuisine, quand soudain, j’aperçois une forme sur une chaise en bois. C’est mon hôtesse. Je m’arrête net, prenant garde à ne pas faire de bruit. Elle se tient le dos droit, le regard contemplatif, un sourire étrange aux lèvres. Quelque chose de solennel, presque mystique, se dégage de la scène. Elle saisit un éventail qui trônait sur la table et le déroule : ses narines frémissent et un large sourire fait rayonner son visage. On aurait dit qu’elle n’était pas seule. Elle s’évente un long moment, en inspirant profondément, murmurant avec ses lèvres des mots que je ne pouvais entendre, mais que je pouvais deviner.
J’ai passé quelques jours drôles et apaisants chez cette enseignante. J’écoutais volontiers ses longues critiques, de la médiocrité, de l’impolitesse, des incorrections de la langue, de voisins bruyants… même lorsque cela durait des heures et qu’elle faisait semblant de ne pas remarquer tous les efforts que je faisais pour filer vite dans la chambre. Je prenais toutefois volontiers plaisir à écouter son bonheur et son dévouement envers ses petits, pendant qu’elle rangeait ou préparait des petits gâteaux. Elle était ce passé rassurant, cette aïeule admirable, cette enseignante dévouée, cette femme forte qui me réconciliait avec le monde adulte.
Je continuais de l’observer secrètement tous les jours, curieuse et fascinée par son rendez-vous quotidien avec cet éventail.
Le dernier soir avant mon départ, je l’épie, debout derrière la porte de la cuisine, quand soudain, elle rompt le silence. Elle me confie :
– Mon fiancé m’avait offert cet éventail lorsque j’avais 17 ans. C’était avant qu’il parte rejoindre son bataillon. Je l’ai gardé précieusement. C’est d’ailleurs la seule chose de lui que j’ai gardée. Cet éventail est imprégnée d’une odeur de lui. Je n’ai pas besoin de sa présence pour l’aimer encore. Notre amour transcende cela. Son âme est là, avec moi, dans son odeur, dans ces particules de lui qui flottent encore. Je n’ai jamais aimé, ni ne pourrais aimer un autre être que lui.
Puis elle plonge dans un silence métaphysique, continuant de s’éventer et de murmurer des mots. Je reste pensive face à cette femme si dévouée, si aimante, si rayonnante. Soudain, avec elle, pour la première fois de ma courte vie, je n’ai plus peur de vieillir, ni de mourir.
Je suis dans le train. J’ai faim. Je sors de ma petite valise la serviette soigneusement pliée en quatre que m’a préparée mon hôtesse pour mon départ. Un sandwich, 2 morceaux de cake, une brioche, 3 dattes, une poignée de raisins secs. Un sentiment d’urgence, une odeur puissante me poussent à saisir un crayon et un bout de papier chiffonné. Il y a encore, partout, son odeur, un mélange d’encens, de musc, d’eau de rose, de camomille, de cannelle et de sucre vanillé. Je mange et j’écris, savourant et contant. Ces délicieuses « madeleines » qui fondent dans ma bouche.
– Alors elle est toujours si raide…,?
– Toujours psycho-rigide…?
– Toujours à manger des brocolis…?
– Toujours seule…?
– Toujours pas d’enfants…?
– Toujours pas assez de sel dans ses plats…?
– Toujours pas déménagé…,?
– Toujours une forme d’enfer…?
– Toujours du citron le matin…?
– Toujours cet éventail…?
Je les écoute, je les regarde et je les déteste. Elles n’ont donc rien compris.