– Vous ai-je déjà conté les aventures de cet intrépide garçon, né dans le lointain lointain Douar de ce lointain lointain royaume ? Un garnement pour certains, un chenapan pour d’autres, mais assurément un héros, pour tous !
– Non ! s’écrièrent en choeur deux petites voix.
– Quoi ? rugit le grand-père.
Son ton faussement outré fit pouffer les bambins.
Le vieil homme, à demi-allongé sur le lit, sa petite-fille nichée contre son flanc, son petit-fils contre son épaule, se redressa vivement, feignant la plus grande incrédulité, doublée d’une stupéfaction comique qu’il exagérait en fronçant les sourcils tout en roulant de grands yeux effarés. Ce qui ne manqua pas, bien sûr, à la fois de terrifier et amuser son auditoire.
– Quoi ? Vous ne connaissez pas les folles histoires de ce polisson farceur ? Quoi ? Vous ne connaissez pas les récits de ce lionceau aux cheveux noirs de jais, superbement tressés sur le côté ?
– Nonnn! Ils avaient crié si fort que le grand-père mima un air convaincu.
Il prit un ton solennel et déclara :
– Malheur ! Alors je dois corriger cela immédiatement! Je vais dès ce soir vous conter les aventures incroyables de ce jeune lion; elles eurent lieu entre les vallées et les montagnes et les mers et les déserts de ce lointain lointain royaume.
Ces récits furent contés par mon arrière grand-père à mon père, qui lui jura, comme mon père le fit pour moi, et comme je le fais pour vous, que chaque mot de cette histoire est véridique.
Il reprit sa position et ses petits-enfants plongèrent contre lui.
Il y avait autrefois un lointain lointain royaume, férocement convoité par de lointains lointains pays, qui, en réalité, convoitaient le monde entier.
À l’époque de ce récit, ils avaient déjà assiégé les grandes villes et réussi à soumettre le paisible royaume, tantôt avec brutalité, parfois avec diplomatie, et souvent avec brutalité teintée de diplomatie. Bien entendu, au début, les habitants opposèrent une résistance féroce, mais que pouvaient des sabres contre des fusils ? Le royaume perdit peu à peu le contrôle du pouvoir et la plupart de ses terres, après de de sanglantes batailles.
On s’interrogea longtemps sur les intentions de ces ennemis.
En réalité, loin d’être intéressés par les terres, ni avides de richesses et même, en réalité, loin d’être des ennemis, ces colons juraient qu’ils venaient en amis, pour les civiliser et qu’ils se démenaient là pour une mission évidente et bienfaitrice: enseigner les bonnes manières. Et il était bien connu que les bonnes manières s’enseignaient à coup de baguettes assassines et de canons meurtriers. Pardi.
Deux pays se disputaient alors ce royaume et deux hommes avaient été désignés pour soumettre cette terre rebelle et poursuivre la conquête des territoires.
Le Général LePain et le Sergent de la Binga.
Le général LePain était un personnage redoutable. Il brandissait sa main en acier, séquelle d’une autre guerre dans une proche république, et cela suffisait souvent à pétrifier son interlocuteur.
Le général, un homme gras à l’aspect jaunâtre, les dents gâtées et un oeil de verre, dégageait une impression étrange et on ne pouvait s’empêcher de frissonner d’effroi en sa présence. L’homme était aussi un fin stratège, entêté jusqu’à l’obsession. Des rumeurs terrifiantes couraient sur son goût pour le sang et la torture, qu’il avait allègrement pratiquée ici et ailleurs. Il avait toutefois deux faiblesses: il raffolait de baguettes tartinées de fromages fétides, qu’il faisait porter expressément de son pays. On raconte même qu’un jour, il perdit une bataille ainsi, car ses fromages, supportant mal la chaleur des étés de ce royaume, avaient annoncé son arrivée à des kilomètres : les fumets avaient parcouru le ciel comme des nuages et alerté les sentinelles de ce douar, juste à temps pour parer l’attaque.
Et pour le vin. Car celui-ci, lorsqu’il en abusait, le rendait étrangement, presque effroyablement sympathique. Ce qui l’insupportait, vous vous en doutez bien.
Le sergent de La Binga n’était pas en reste, et lui aussi, était une sacrée figure. Il portait sur son visage une moustache noire, luisante, soigneusement peignée, et un long sourcil qui traversait ses deux yeux. Sa moustache était parfaitement parallèle à son long sourcil qui semblait également passé au peigne. Il arborait fièrement une molaire en or, qui scintillait à ses rires maléfiques. Il chevauchait toujours le même cheval : d’ailleurs, on n’avait jamais encore vu ses pieds toucher terre. On rapporte même qu’il n’en descendit plus depuis ce jour où, enfant, le canasson lui sauva la vie. Le sergent de La Binga était un homme froid, fin et élégant, en toutes circonstances, et apparaissait toujours comme s’il sortait tout juste de chez son barbier et son tailleur. On raconte aussi que même chez son barbier et son tailleur, le fidèle compagnon ne descendait pas de son cheval, mettant à mal les pauvres bougres d’artisans.
Selon les circonstances, le général Lepain et le sergent de la Binga étaient les meilleurs ennemis ou les meilleurs amis du monde. Tantôt se défiant face à face, à la tête d’armées, tantôt côte à côte, complotant contre d’autres armées.
Il y avait cependant dans ce lointain lointain royaume, un Douar qui les contrariait fort.
Un Douar étrange et sans nom, niché sur les flancs d’une vallée, et qui fit longtemps parler de lui dans le monde entier, car il opposa une longue et impitoyable résistance aux ennemis.
Figurez-vous, tous participaient à la résistance dans ce Dour Sans-Nom : hommes, femmes, enfants!
C’est que les habitants de ce Douar refusaient farouchement d’abandonner leurs terres et leurs manières, leurs langues, leurs bons plats et leurs danses, et ils avaient réussi à bâtir une ingénieuse résistance aux colons, parfois même farceuse. On leur prêta à l’époque toutes sortes d’exploits et de victoires.
Ah ce Douar Sans-Nom ! Il n’avait pas fini de contrarier les plans des colons !
Les armées ennemies n’avaient jusque-là, en dépit de maintes tentatives avortées, jamais réussi à dépasser une frontière imaginaire, tacitement imposée par les habitants de ce Douar, depuis une célèbre bataille qui fit date dans l’histoire.
Et cela rendait furieux Le général LePain et Le sergent de La Binga, qui voulaient définitivement mettre fin à cette résistance.
C’est ainsi qu’après s’être portés volontaires, ils furent dépêchés dans la région, pour mater ce Douar de lions et de lionnes en tenues colorées et tresses de jais, qui faisaient claquer des dents et des jambes leurs pelotons.
Amnay avait à cette époque une douzaine d’années tout au plus.
Le grand-père se tut.
– La suite !
Il esquissa un sourire étrange, les borda, puis murmura au creux de leur oreille :
– La suite, vous pouvez la rêver maintenant. Et demain, je vous la raconterai.
À SUIVRE…