Le Taxi Poète – #CasablancaLeFilm

le taxi. L’homme est jeune, la cinquantaine en forme, et un ton, des yeux, toujours rigolards.

Il me demande, comme ça:

– Tu as voyagé récemment?
– Oui, j’étais dans la région de Doukkakla…
– Doukkala?! Awawwaw Doukkala! Une sacrée région! Tu y vois des trucs que t’as jamais vu de ta vie, que tu ne soupçonnais même pas… que je ne n’imaginais même pas possible, rationnel, rien! Doukkala Wa3riiiine! Si tu veux voir un spectacle, tu vas au tribunal d’El Jadida, sans blague, tu pourrais écrire un roman! Ils sont durs, ils sont durs, les doukkala! Wa3rine, wa3rine! Tu sais, parfois, quand je m’ennuie, quand j’ai des moments difficiles, quand je suis curieux de la vie et de l’humain, je prends mon taxi et je vais passer la journée au tribunal d’El Jadida. Haha, ça te fait rire? Eh oui, tu y vois la lie de l’humanité et moi, j’essaie de comprendre… pourquoi? vraiment, je suis curieux de savoir comment des gens en apparence normaux, dans ce lieux clos, y perdent tout, jusqu’à leur dignité. Entre époux, entre fratrie, entre les parents et leurs enfants…! Un exemple? Un jour, j’ai vu une scène absolument incroyable: un gars, son frère voulait pas lui vendre le bled. Qu’est-ce qu’il a fait? Ni une ni deux, il lui a envoyé sa femme! La bonne femme s’est défigurée, a déchiré ses vêtements, a tué un chat et puis s’en est allé porter plainte défigurée avec son chat mort à la main, accusant le frère… le gars, le mari, il a dit au frère: si tu me vends les terres, je veux bien te pardonner et retirer la plainte…! Tu y vois des trucs absolument impossibles! Un autre, il avait la tête fracassée… avec une pierre… son frère a failli le tuer pour djaja, pour un poulet awili! Un jour, un gars m’a demandé pourquoi j’étais au tribunal, je lui ai répondu, hada 7ob alistitla3. Et tu sais, chaque région a ses particularités: si tu vas faire un tour dans les tribunaux de Oujda, du Rif, de Fès, etc, ils ont des plaintes différentes, mais on retrouve leurs maux, leurs tares, leurs particularités portées au tribunal… Chez les Doukkala, le nerfs de la guerre, c’est la guerre pour la terre. Tu peux tout lui enlever au Doukkali, sauf la terre! Si tu vas au Rif, si tu vas dans lgharb etc, ce sera autre chose… Aie Doukkaka, Wa3rine, Wa3rine! Un proverbe qui dit: Doukkala fel gass3a oukkala, ou fsma rekkala! Hahaha! Et c’est vrai! J’ai écouté des centaines et des centaines d’histoires là-bas, dans le tribunal. Il y a d’ailleurs un douar là-bas, très célèbre, ila ma ‘dda3aouch, y merdou! S’ils portent pas de plainte, ils tombent malade! Ils en finissent à l’hopital! Diiiima à se coller des plaintes! Wa3rine, wa3rine!

 

Un étudiant hèle le taxi qui s’arête à sa hauteur.
– Tu vas où toi?
– La fac… mais je suis pressé.
– Monte.

Il monte à l’avant. Le taxi fait mine de le gronder:

– Ou malek jay m3atel t9ra? Pourquoi tu es en retard pour tes cours.

Le jeune le regarde un peu confus, un peu surpris, intimidé par le ton à la fois rigolard et autoritaire du taxi, que je trouve de plus en plus surprenant.

– Tu écoutes quoi comme musique, gamin? qu’est-ce que tu aimes comme chanteur?
– J’aime Lgharbi…
– Hein? Lgharbi? C’est qui Lgharbi, un nouveau chanteur à mode?
– Non, la musique de là-bas, dial berra, dak la musique lgharbia…, pouffe l’étudiant.
– Ahhh! Dial l3roubia!, le taquine le taxi.
– Moi je n’écoute pas les vieux truc, genre Oum Kalthoum…
– La poésie, les vers, al abyat de Abu firas al hamadani, tu connais? tu apprécies?
Parfois… Merra merra!
– Et alors, Oum Kalthoul clame les vers, gher ka toueeeel… c’est juste qu’elle les prolonge!

 

On rit.
– Mais les musiques sont lonnngues, 1h30 parfois..
– Ewa, c’est normal! C’est de la poésie!

أراك عصي الدمع،شيمتك الصبـــــر

أما للهوى نهي عليك ولا أمرُ

نعم انا مشتاق وعندى لوعة

ولكن مثلى لا يذاع له سر

إذا الليــل أضواني بسطت يـد

الهوى

وأذللت دمعا من خلائقه الكبرُ

تكــاد تضيء النــار بين

جوانحـــــى

إذا هى أذكتها الصبابة والفكرُ

 

L’homme déclame les vers, avec grâce, avec émotion. Soudain, je ne suis plus dans un taxi déglingué, je ne suis plus dans l’embouteillage, je suis en suspension, portée par la beauté de la voix, la mélodie de la diction et l’amour du verbe de ce taxi que je découvre poète.
– Que c’est beau! s’écrie l’étudiant.
– Eh bien ce qu’elle chante, ce sont ces vers, c’est de la poésie! Tu crois que c’est d’elle, ces vers? Ce sont des poèmes qui datent parfois de Al Jahilia! Tu réalises, Al Jahilia…!
– Oui, c’est vrai! La voix du jeune est plus assurée, plus enthousiaste. Oui, c’est vrai, ils reprennent de la poésie antique en fait…
– Qu’est ce que tu apprends, avec ça? Al9amouss al loughaoui, la langue, le vocabulaire, la grammaire, la réflexion, l’émotion… Aujourd’hui, la langue qu’emploie ces chanteurs, dial berra comme tu dis, qu’est ce que tu apprends? qu’est-ce que tu en retires? Tu sais, je préfère encore écouter Fatna Bent Lhoussine que dak les Wawawa sur facebook! Au moins, et même si je ne suis pas fan, Fatna Bent Lhoussine, c’est de la poésie dans notre Darija, il y a de la recherche, quelque chose.
– Mais y a rien, comme ça, pour nous, qui nous parle, aujourd’hui… surtout au Maroc! Et puis, il y a pas le public pour écouter ça…
– Ah non, rentre, et va écouter Hoba Hoba Spirit, va écouter Haoussa…! Comment ça il n’y a rien? Peu, mais il y a. Et c’est de la poésie, c’est créatif, c’est constructif, ça te remue quoi. Et une vraie recherche linguistique, que tu aimes ou non le style! Allez descends, va cours, vole à ton cours et n’arrive plus en retard! Respecte la classe et ce soir si tu veux, lis des vers de Al hamadani, puis écoute Oum Kalthoum. Ok? Okay okay come on bye bye?

 

On rit. L’étudiant file vite avec son sac à dos plein à craquer.

 

Le taxi poursuit:
– Moi j’aime bien discuter. débattre. j’aime, j’aime lmouna9acha. J’ai appris ça à l’étranger. J’ai appris à m’ouvrir l’esprit, à être curieux, et finalement, j’ai appris la critique: moi à « donner de la critique », moi à « recevoir » de la critique. Alors dans mon taxi, dans ma vie, je suis curieux, de comprendre et de partager avec les autres. Je me dis que peut-être, ce jeune, je lui ai fait découvrir ou redécouvrir la poésie, peut-être une autre façon de penser et d’aborder la musique, la culture… il faut s’ouvrir à tout.

 

Je descends du taxi et dans mon ventre, remue encore la mélodie de son verbe.

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?