Tout à l’heure, dans le taxi. Je suis à l’avant. Le chauffeur doit avoir la soixantaine, des petites lunettes chaussent son nez proéminent, délimité par une fine moustache grisonnante et habilement taillée.
Devant nous s’allonge le grand monstre de boulevard où sont bloquées des centaines de voitures. 10 minutes, et nous n’avons pas avancé d’un pouce.
Soudain, une voix chantonne:
– Beaucoup les voitures, beaucoup les embouteillages, beaucoup les crédits beaucoup les problèmes… beaucoup les crédits, beaucoup les voitures, beaucoup les gazoil, beaucoup l’attente… mais à la fin pas beaucoup l’argent.
On rit. Le chauffeur poursuit:
– Beaucoup les gens, pas beaucoup les logements, beaucoup les crédits, beaucoup les problèmes, pas beaucoup le travail.
– Il vaut mieux en rire, petite! Que veux-tu y faire! Tu vas à ton travail, là?
– Oui.
Le chauffeur de taxi parle en mélangeant des mots de français et d’arabe classique soutenus, en roulant les R à la façon de nos « anciens », le ton à la fois docte et taquin.
– Moi j’ai étudié à la fac dans les années 80, tu sais, ces années où études et diplôme avaient du sens et de la valeur. Ah la la, on travaillait dur aussi, pour nos examens. Figure-toi, avant, c’était réservé à l’élite et puis ça s’est un peu démocratisé, la masse pouvait aussi étudier, apprendre. Je suis arrivé à ce moment et heureusement, j’ai un très bon niveau. Attention, ce n’est pas de la flatterie ou l’ego qui parlent: on a eu un enseignement de qualité, avant que tout foute en l’air.
– On est dans ce monde pour apprendre, du berceau à la tombe. Tout ça, tout ça, c’est du bagage, pour la vie. Je suis taxi depuis des décennies et je t’assure, je fais de la sociologie tous les jours. On a un rôle fondamental dans la société et si les sociologues se penchaient ne serait-ce qu’un peu sur les histoires de taxi, oh là! J’aimerai bien écrire ce que j’ai appris, ah il y aurait tant de choses à dire, analyser. Chaque trajet est un voyage et parfois, c’est une vraie analyse de la société marocaine qui se déroule, sous une perspective originale.
– Écoute-moi, par exemple, en plus de son apport à la société, le taxi, c’est une séance de psychanalyse à mia ou setine riel! Tu sais, tu n’imagine pas, ce que les gens racontent, partagent, ce qu’ils te confient pendant le trajet. Et qui ressortent le sourire, ou le coeur plus léger. C’est parfois un voyage pour certains. Je ne connais pas les statistiques, mais on devrait étudier cet aspect de plus près. Je le répète: On a un rôle fondamental dans la société.
– La conduite! Je vais te donner un élément qui n’est malheureusement pas intégré dans les critères d’évaluation de développement d’un pays: la façon de conduire des gens. Oui, mademoiselle, c’est un critère mesurable et pertinent, qui révéle le savoir-être d’une société qui se prétend civilisée: notre façon de conduire révèle notre façon de gérer notre vie. La politesse, le savoir-faire, le contact avec les autres, le partage d’une route commune etc. eh bien, s’il fait pas ça dans sa voiture, sois sûre qu’il ne le fais pas dans sa vie quotidienne. Retiens bien ça, notre façon de conduire révèle notre façon de gérer notre vie.
– Prends mon numéro de téléphone, si tu as besoin de quoique ce soit. Voilà mon numéro: 06 xx xx xx xx et mets Mr XX Taxidriver.
On rit:
– Tu connais j’espère le film! Qui a joué dedans? Tu te souviens?
Il s’écrie, fier et content:
– Albert de Niro!
On rit de nouveau, je règle et on se salue avec un grand sourire. C’est vrai que certains trajets ont des allures de voyage.