Le Poisson Révolté – Les Pays Imaginaires

Il était une fois, dans un lointain lointain royaume, au large d’une longue trainée de sable, un vaste vaste océan.

De loin, le spectacle était majestueux; on ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine déférence face à cette immensité bleutée: c’était des étendues d’eau et d’azur qui se confondaient avec l’horizon, des lumières scintillantes qui pétillaient sur une surface veloutée, des flots d’algues et d’écume crépitante qui s’étalaient puis se ravalaient au bord de petites dunes de sable jaune.

Cependant, étrangement, plus on approchait, plus ce vaste vaste océan apparaissait nauséabond, plus il se colorait de gris. En fait, en approchant tout à fait, on réalisait que les lumières scintillantes sur la surface étaient le reflet de bouteilles en verre, de conserves et de sacs plastique, les algues, des pelures de fruits et de légumes, et l’écume, une mixtion boueuse de chimie indigeste et toxique. Une odeur fétide prenait à la gorge avant de s’incruster dans la peau.

En se rapprochant davantage, on découvrait un décor plus surprenant encore.

Il y avait là un village qui abritait des dizaines de bâtiments difformes, hideux qui laissaient échapper des fumées noires et des relents immondes. Des hommes de tout âge et de toute taille, en chapeau de paille et combinaison bleue, étaient alignés, silencieux, à la queue-leu-leu  à l’entrée de l’usine. Au dos de la combinaison, on pouvait lire cette inscription: « ouvrier-pêcheur ».

À l’intérieur de l’usine, les machines bourdonnantes cadençaient le geste des travailleurs réglés en chaîne sur la ligne de travail qui leur était assignée. Ici, une « Ligne de farcissage », là une « Ligne d’empaquetage », là-bas, une « Ligne d’emballage », etc.: les lignes de travail, par centaines, serpentaient au milieu du grand plateau, comme les tracés d’un labyrinthe complexe.

Le regard vide, le geste mécanique, les ouvriers-pêcheurs répétaient la même tâche, seuls au milieu de ce grouillement silencieux et ces machines mugissantes.

Tous les matins, des milliers de poissons, crustacés et mollusques arrivaient entassés, inertes, amoncelés dans des convoyeurs: l’opération industrielle et chimique pouvait commencer. Les ouvriers-pêcheurs alors triaient, désossaient, nettoyaient, découpaient, farcissaient, panaient, marinaient et autres tâches avant de les parquer dans des boîtes, conserves, pots ou verrines, prêts à être vendus dans chaque recoin du lointain lointain royaume, et même au-delà.

Les hommes, donc, n’avaient plus tant besoin de pêcher avec une canne à pêche par exemple. C’était un autre temps cela, et seuls quelques marginaux arrivaient encore à remonter quelque fretin. En effet, des techniques très avancées et très modernes permettaient maintenant de récolter des milliers de poissons en quelques heures seulement, et des tonnes en une année: sennes tournantes, filets de palangres, chalutage de fond, aquaculture et autres méthodes  redoutables d’efficacité.

Et les poissons continuaient de déferler tous les jours par flots continus, se déversant par tas devant les bâtiments.

Enfin! Revenons plutôt à notre récit.

Un jour, l’homme qui mit au point toutes ces techniques était de sortie en mer, il voulait tester une nouvelle invention qu’il avait imaginée la veille. Et c’était déjà un succès: en moins d’une heure, il réussit à remonter avec ses hommes des millions de poissons et crustacés. Il ne tenait plus de fierté devant cet exploit!

Pour savourer cette victoire face à la nature, l’homme se rendit seul sur le pont et huma à plein poumon l’air marin: la brise fouetta ses joues et un sentiment de puissance gonfla sa poitrine un instant.
Soudain, il fut traversé par un sentiment étrange. Il se sentait observé. Il inspecta autour de lui, mais personne. Il était seul sur le pont. Bah! Sans doute mon imagination, se rassura-t-il d’abord. Toutefois, le malaise ne le quittait pas et il continuait de sentir un regard appuyé sur sa nuque. Subitement, son attention fut attirée par des yeux fixes. Il fut parcourut d’un long frisson.
Sur le sol, un petit poisson gisait, flasque, immobile, toutefois, ses yeux vitreux le fixaient avec insistance. Et son regard semblait si vivant encore!

L’homme mit un coup de pied au poisson en proférant un juron. Le malheureux percuta le pont avec bruit et revint glissant à ses pieds.

– Je suis venu te parler.

Une voix monocorde et caverneuse avait prononcé ces mots.

D’où venait cette voix? Diable! Il n’y avait personne ici!

– Je suis venu te parler. C’est moi, le poisson, à tes pieds. Oui, c’est bien moi qui te parle.

– Un poisson ne peut parler! s’écria l’homme avec effroi.

L’homme croyait à un mauvais rêve. Comment était-il possible qu’un poisson parlât?

– J’ai appris.

– Pourquoi?

– Parce que je ne supporte plus le silence de la nature. Je veux vivre, moi. Je veux arrêter ce massacre, moi. Parler est devenu une nécessité. Cette volonté a éveillé ma conscience et ma conscience, ma révolte.

Le poisson poursuivit:

– Je me suis révolté contre notre condition, si fort, que j’ai fini par penser. Puis explorer. Puis apprendre. Puis comprendre.

– Puis comprendre. Il répéta ces derniers mots avec un regard triste, infiniment triste.

– Des millions de tonnes pêchées chaque année, et chaque année, toujours plus encore. Comment en êtes-vous arrivés là? à dépeupler ce vaste vaste océan jusqu’à en exterminer des espèces et bouleverser l’ordre naturel? à nous dénaturer? Avec des milliers de km d’hameçons, des filets qui plongent comme un tube jusqu’à plus de 200 mètres de profondeur et se referment sur tout ce qui passe, avec…

L’homme, la surprise passée, recouvra sa vigueur et l’interrompit:

– Non! Et puis, je ne fais rien de mal! Au contraire, grâce à moi, grâce à ce système, grâce ce qu’on fait dans ce village, on nourrit des milliards de personnes dans le monde entier et on en fait travailler des millions!

– Aujourd’hui, l’humanité a consommé toutes les ressources naturelles que la Terre pouvait produire en un an. Bientôt, vous pêcherez les créatures des abysses. Viens, je dois te montrer.

Le poisson, déterminé, se glissa avec peine et effort jusqu’au pont, faisant craqueler ses écailles sèches contre le sol.

– Viens, suis-moi. Tu dois voir. Tu dois voir ça aujourd’hui, avant qu’il ne soit trop tard.

Le poisson se mit soudain à frétiller et se tortiller jusqu’à se jeter dans l’eau, sous les yeux hébétés de l’homme.

Au bout de quelques secondes, il bondit à la surface et cria:

-Viens!

Sans vraiment y penser, l’homme le suivit et plongea.


Épisode 2:



Il s’engloutit dans l’eau crasse et dans sa chute, sa tête cogna des débris, ses bras heurtèrent des objets, ses pieds accrochèrent des ordures. Il se coupa même légèrement, avec un flacon brisé. Un mince filet de sang se répandit dans l’eau, puis peu à peu se dilua dans l’onde trouble.

L’homme maintenait les yeux fermés, obstinément fermés, subitement étreint par l’angoisse de se sentir si insignifiant, si vulnérable dans ce précipice obscur et inconnu, se maudissant d’avoir suivi ce mollusque dans son délire.

Enfin, peu à peu, il ralentit dans sa descente, puis flotta en apesanteur dans l’eau. Encore étourdi, désarçonné par cette nouvelle gravité, il osa entrouvrir un oeil, puis un second.

Le poisson clappa avec ses lèvres, laissant s’échapper quelques bulles qui filèrent à toute allure vers la surface:

– Bienvenue dans le monde que tu as bâti.

Autour de lui, des milliers de paires d’yeux le fixaient, les paupières écarquillées. Le monde marin s’était soudain arrêté, et ses créatures campaient en foule pour regarder leur bourreau dans les yeux. L’homme crut sa fin proche, certain qu’elles se préparaient à le déchiqueter. Mais elles l’encerclaient, immobiles, silencieuses et le regard lugubre. Après un long réquisitoire muet et accusateur, durant lequel le vaste vaste océan cessa de respirer, le supplice, enfin, prit fin.

L’eau frémit; les bancs de poissons molticolores s’ourlèrent et se renflèrent, avant de disparaître au large, aussi subitement qu’ils étaient apparus.

À peine l’homme s’était-il remis de son émotion, qu’il fut pris d’une nouvelle frayeur. Quelque chose de lourd avait éfleuré son bras. C’était un requin: il se laissait couler à pic.

Qu’il avait l’air minable, le requin, le prédateur amputé de son aileron, avec sa gueule terrifiante et ses dents féroces, à présent inutiles! Qu’il était misérable, à se laisser tomber, comme lesté d’un poids imaginaire, tandis qu’il se mourrait, pitoyable d’impuissance et de famine!

Plus loin, un essaim de crevettes était pris au piège dans un sac plastique, et le sac sous pression se refermait sur les malheureuses qui s’asphyxiaient; à côté, un dauphin éventré pleurait: un morceau de verre était planté dans sa branchie. Un chant mortifère et chevrotant accompagnait sa fin.

Le poisson, ne disait mot, il filait à toute allure entre les charniers, zigzaguant entre les morts et les blessés. L’homme continuait de le suivre, de plus en plus désemparé.

Soudain, l’eau devint gélatineuse et des ombres gluantes déambulèrent autour de lui.

Le poisson, remarquant le rictus de dégoût qui déformait le visage de l’homme, commenta froidement:

– Regarde, ces quantités impressionnantes de méduses, gigantesques, toxiques. L’ordre naturel est bouleversé. Déséquilibré. Elles n’ont même plus besoin de s’accrocher aux coraux, puisqu’elles ont appris à le faire sur vos déchets.

– Chaque seconde, 412 kilos de plastiques sont déversés dans ce vaste vaste océan. À la surface des océans, ce sont 270 000 tonnes de déchets plastiques qui flottent. Mais dans les fonds marins, figure-toi, c’est bien pire : on parle là de dizaines de millions de tonnes!

Maintenant, devant eux, une longue ligne, comme une corde à linge, s’étirait sur des millers de kilomètres. Des centaines de poissons étaient suspendus aux hameçons alignés, certains se débattaient encore suffocants, dans un ultime instinct de survie, contre leur mort pourtant inéluctable.

– Chaque année, plus de cent millions de tonnes de poissons sont pêchés, l’homme raclant jusque dans les fonds marins. Des espèces millénaires ont disparu en quelques années de pêche seulement, d’autres ont vu leur nombre chuter de façon vertigineuse. C’est toute la chaine alimentaire qui a été brisée.

L’homme, pris d’une violente nausée, réalisa soudain qu’il nageait dans une eau rouge et épaisse: lorsqu’il compris que c’était le sang de ses victimes, il fut pris d’une violente nausée. Il aurait voulu vomir tout son soûl, disparaitre, se débarrasser de cette masse gluante qui lui collait à la peau, qui le pénétrait par la bouche, par les yeux, par les pores. Il se sentait devenir fou! Puis enfin, ils sortirent de ce passage immonde.

Un brouhaha assourdissant régnait dans les profondeurs: c’était le bruit des machines  et des hommes qui faisait vibrer l’eau. Un mammifère long de plusieurs mètres, coloré de noir et blanc, passa à quelques mètres.

– C’est un orque, il s’est égaré et ne retrouve pas son groupe. À cause du bruit des machines et des hommes, son sonar ne fonctionne plus. Certains mamminfères se perdent en mer, car déboussolés. D’autres ne repèrent plus leur proie dans les profondeurs, car privés de lumière. Or les chants les rassemblent et leur permettent de repérer leurs proies.

Soudain, sous le poids des accusations, alors qu’il baignait dans les fluides d’un sang criminel, l’homme s’écria, furieux:

– Quelle différence entre vous et moi?  Vous aussi êtes des prédateurs! C’est la loi de la nature!

– La nature n’a pas organisé, industrialisé, ni fait profit de la mort.

– Pourquoi m’avez-vous conduit ici? glappit l’homme. Vous croyez que ce lointain lointain royaume, que ce vaste vaste océan ne survivront pas aux inventions de l’homme?

– Vous pensez donc que la terre, la mer, le soleil ne vous survivront pas?

Soudain, un echo assourdissant retentit et un spasme souleva les profondeurs. Les écorchés, les souffreteux, les blessés, les mourants, même ceux encore suspendus à leur hameçon, tous rirent aux éclats. L’océan vrombissait dans un rire dément, il convulsionnait dans les soubresauts de ce fou-rire marin.

Lorsqu’enfin le vaste vaste océan recouvra son calme, le poisson ironisa:

– Figure-toi, je n’ai aucune inquiétude pour la terre, ni l’océan, ni le soleil. Ils vous survivront, et longtemps encore, mais pas vous.

Il ajouta, le ton solennel:

– Ce n’est pas la terre qui doit être sauvée, c’est toi, c’est la survie de ton espèce. Viens, je vais te montrer quelque-chose.

Il insista encore:

– Suis-moi donc, tu dois voir cet endroit.

Et le poisson fila lestement, droit devant lui.

À suivre…

 

Photographie de couverture: Nabil Ghandi

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?