Le Magicien d’Ô – Les Pays Imaginaires

Il était une fois, dans un lointain lointain royaume, un vieux vieux métier, qui se transmettait de père en fils: le métier de Guerrab, le Porteur d’eau.


Ah, le Guerrab! Quelle fière mine il avait! Toujours un large chapeau multicolore sur la tête et vêtu d’une longue tunique rouge tombant jusqu’aux genoux, l’homme superbement apprêté parcourait les douars, traversait les villages, arpentait les villes, à pied et dans une cadence entraînante: « Ding Ding » les cuivres percutaient, « Ting Ting » les tasses tintaient, « Drin Drin », la cloche sonnait, «  ‘Miha Lillah, W’lli Ata chi, Fi sabil Allah », la voix claironnait. 


À son passage, les passants assoiffés criaient « Ya L’Guerrab ! » et l’homme s’arrêtait, détachait de sa ceinture l’outre en peau de chèvre, puis l’air cérémonieux, il versait l’eau précieuse et parfumée dans une tasse en cuivre. Une fois désaltérés, ils le remerciaient avec un sourire reconnaissant et lui tendaient quelques piécettes. Quant aux enfants, lorsqu’ils le voyaient défiler ainsi paré, ils le regardaient passer comme un rêve. Et alors l’homme reprenait sa marche sous le soleil de plomb, le pas lascif et la mine paisible. 


Sur sa route donc, le Guerrab distribuait aux hommes la source la plus précieuse qui fût; partout où il passait, les sources d’eau jaillissaient et les fontaines se répandaient, il lui suffisait de se pencher pour récolter la sève coulante.


Quel âge avait-il? On eut pu lui donner 100 ans comme 1000, qu’importait! son visage creusé de sillons dégageait une aura de sagesse, de sérénité et de bienveillance propre à ces figures immortelles.


Ici, le ruisseau avait tari? On l’appelait pour le faire rejaillir. Là, on se disputait la paternité d’un point d’eau? Lui apaisait les esprits. Si bien qu’on finit par le surnommer: Le Magicien d’Ô. 


Mais un jour, à sa grande surprise, alors qu’il faisait joyeusement tinter son passage comme à l’accoutumée, personne ne le héla. Il marcha encore, longtemps, très longtemps, sans jamais être arrêté, sans un sourire, sans un regard.  Les hommes n’avaient-ils donc plus soif? se demandait-il, intrigué. 


Quelle fut sa déconvenue quand il vit les passants se promener avec des bouteilles d’eau, toisant avec dégoût son outre précieuse! 


À présent« Ding Ding » les cuivres gémissaient, « Ting Ting », les tasses sanglotaient, « Drin, Drin », la cloche hoquetait,  » ‘Miha Lillah, W’lli Ata chi, Fi sabil Allah », la voix bourdonnait. La pauvreté et la  misère le guettaient, et voilà peu à peu le Guerrab réduit malgré lui à un accoutrement folklorique qui étonnait les touristes et amusait les passants. Parfois, on lui jetait une pièce parterre, comme s’il était mendiant, et lui avait mal. Oui, très mal. 


Dans ce lointain lointain royaume, personne ne voulait plus de son eau, pire encore, partout on le chassait comme un malpropre. Car maintenant les hommes se désaltéraient dans du plastique, et des bouteilles, il y en avait de plus en plus, chaque jour, par centaines, par milliers, par centaines de milliers!

Ignoré, méprisé, humilié, le vieil homme se réfugia dans une montagne et se terra dans une baraque en ruine. Il se nourrissait de pain, d’olives et de thé: il n’avait rien besoin de plus, se disait-il, sinon que sa dignité fût sauve. Il passa ainsi des années, se laissant décrépir dans l’abandon et la solitude.



Un jour, une fillette qui s’était égarée en allant chercher de l’eau croisa l’ermite. Elle avait du marcher très longtemps, jusque très loin, pour étancher sa soif. Car dans son village, on ne trouvait plus une goutte d’eau! Plus rien! En effet, alors que les bouteilles en plastique proliféraient, les sources peu à peu tarirent, les nappes s’asséchèrent, les puits se vidèrent, et ici et là éclataient des querelles, parfois sanglantes!, pour se procurer de l’eau douce. Partout dans le pays, la soif menaçait. 



La malheureuse transpirait à grosses gouttes, respirant avec peine, lorsqu’elle aperçut, allongé sous un arbre, le vieil homme au chapeau surprenant. Sa curiosité d’enfant eut raison de sa peur, elle l’aborda:


 » Qui êtes-vous?


– Autrefois, on m’appelait le Magicien d’Ô. »


Qu’il avait l’air mal en point! Le front soucieux, le regard las.


 » J’ai soif. »


Le vieil homme, sortant de sa torpeur, remarqua les gouttes de sueur qui perlaient les joues de la fillette.

Il se releva aussitôt, saisit son outre et avec cérémonie, comme autrefois, lui versa à boire dans une tasse de cuivre. Soudain, il avait retrouvé, un peu, de sa superbe.


 » Quelle eau délicieuse! Qui êtes-vous? et pourquoi portez-vous ce costume?


– Fillette, tu ne sais donc pas qui je suis? Avons-nous disparu jusque dans les mémoires? »


Il avait soufflé ça dans un murmure, puis, se reprenant:


 » Je suis le Guerrab, le Porteur d’eau. Autrefois, je parcourais le royaume, désaltérais les soifs, conciliais les hommes.


– Ah?


– Quoi, on nous a vraiment oubliés? Mais c’est la débâcle! Alors on m’a tué! Alors on tue notre culture! notre mémoire! On la méprise! Oui! on méprise notre identité, jusqu’à en faire un folklore ridicule, jusqu’à nous laisser dépérir comme des misérables, pire! des miséreux! Un peuple qui dénigre son histoire est un peuple qui se méprise – non! qui se meurt! Une eau stagnante pourrit d’elle-même! » Il fulminait.

 » On a encore besoin de vous Magicien, les sources de plus en plus tarissent, les hommes de plus en plus se haïssent!


– C’est trop tard. » Soupira-t-il avant de fermer les yeux, résigné.


Ils s’endormirent ainsi, paume contre paume. Le lendemain, la fillette se réveilla, quelque chose de lourd pesait sur sa petite main.


– Réveille-toi Magicien, il fait jour!


Elle eut beau le secouer, rien n’y fit, le vieil homme ne bougeait plus. Les yeux fermés, la mine sereine mais absente.


– Réveille-toi, s’il te plaît, Magicien, on a besoin de toi!


Mais c’était fini.


La fillette pleura longtemps, très longtemps sur le corps inerte du vieil homme. 


Puis soudain elle se ressaisit, sécha ses larmes et se releva décidée. Elle lui retira le chapeau trop large qui s’échoua sur sa tête, elle saisit l’outre trop grande qu’elle accrocha à sa ceinture, et s’en alla d’un pas ferme. 


« Non, il n’est pas trop tard! » s’écria-t-elle.


 » Non, je ne te laisserai pas mourir. Désormais, je serai ta mémoire, Magicien d’Ô, je serai notre mémoire, et partout où j’irai, je raconterai ton histoire, j’apporterai la paix, la joie et la sérénité. »


C’est ainsi que depuis ce jour, dans le lointain lointain royaume, entre les douars et les villes et les villages, l’on pouvait voir passer une fillette au chapeau trop large et l’outre trop grande, partager avec les hommes la denrée la plus précieuse, la sève la plus délicieuse, la source de vie, en contant à tous l’histoire millénaire du Magicien d’Ô.

 

  • Guerrab : Porteur d’eau ou Passeur d’eau

 

 

Pour écouter le conte, allez sur la vidéo :

 

https://www.youtube.com/watch?v=GoUEXw944pw

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?