J’entre dans le hammam. Dans une pièce tiède, deux femmes se tiennent derrière le comptoir. Le sourire joufflu, le sein tombant, la chair étalée, le cul affalé sur un minuscule siège en plastique.
Je pénètre dans une seconde salle, plus sombre, plus humide et vaporeuse. Des dames se claquent des bises et des ki dayra ki b9iti, par ci, par là. Comme ça, à poil. Sans blague.
Bref. La tayyaba.
La gaillarde m’attire vers elle, puis m’allonge sur le dos. Elle saisit mon bras et commence à frotter avec force.
Elle transpire à grosses gouttes. Ses seins écrasent mon visage, ses bras écrabouillent ma cuisse, son gant crisse sur ma peau.
Après un long silence, elle finit par demander:
– Comment va la vie?
Sans attendre ma réponse, elle sourit et poursuit:
– De toute façon, que peut-on répondre à cette question? Non ça ne va pas? Et commencer à délier le fil de bobine de problèmes? Et c’est une groooosse bobine, avec un fil de fer interminable… Haha! Non, mais si tu creuses, au fond, tu verras que ça ne va pas, en fait. Les temps sont durs pour tous.
Regarde-moi. Je suis mariée à un gars qui passe son temps à trainer et dormir. Koulchi 3lia. Je prends tout en charge: le loyer, le syndic, l’eau, l’éléctricité, les courses, l’école de mes 2 filles ou zid ou zid ou zid. Lui prétend depuis des années qu’il cherche du travail. Qu’il envoie ses CV mais ne trouve rien. Un paresseux qui n’a jamais ramené un rond, une pomme de terre, ou même 9ebta dna3na3, de 1 Dh! Rien. Avec ça, je rentre, je m’occupe encore des petites, ménage, maison, devoirs ou zid ou zid ou zid. Je fais tout ça pour elles. Autrement…pfff! Mes filles ont 12 ans et 7 ans.
Elle ne peut s’empêcher d’esquisser un petit sourire, quand elle évoque ses filles.
J’observe son visage: ses traits sont énergiques, et ses yeux sont à la fois fougueux et lumineux. Ses pommettes sont rougies par la chaleur.
– Ça me fait mal au coeur, mais… avec tout ça, mes filles n’ont d’yeux que pour leur père. Un héros à leurs yeux… et moi le monstre. Peut-être parce que je suis moins souvent à la maison… que j’ai le rôle des les éduquer quand lui passe sont temps à jouer avec eux. Je rentre, je suis fatiguée. Tu me vois droite et énergique, mais au fond, je souffre: le lot de toutes les tayyabate. Mes articulations sont douloureuses, et bientôt fichues. Je n’ai plus de collagène dans les genoux, entre les phalanges… les articulations se frottent, privées de leur liquide… j’ai une sciatique au dos, mais. je ne peux pas l’opérer… ça fait des années que je la supporte… l’opération trop chère… et je ne peux pas me permettre de ne pas travailler. J’ai l’air de marcher droite, mais à l’intérieur je te jure, haha, je suis un pantin désarticulé! Mais tu sais, Alhamdoulillah, je dirais. Tu sais, chacun son histoire, chacun ce qu’il couvre de sa vie. Chacun sa bobine de fil… Ce n’est pas seulement une question de misère, d’argent, de position sociale. J’ai appris à ne juger personne: ni celui qui affiche un sourire heureux, une image de bonheur, ni celui qui vit dans une berraka ni celle dans sa villa. Chacun porte sa peine, au fond… Il n’y a plus beaucoup d’hommes, en ce monde. Regarde, ma voisine: si elle ne ramène pas 600 Dh par jour, à 19 précises, à son mari… mon Dieu… La pauvre, doit trouver cela par tous les moyens. L’autre, pareil: dans sa villa là bas, avec son beau mari et ses beaux enfants… eh bien, lui un fainéant et elle…. porte tout: la famille, le mari, les enfants, le travail, le ménage, la cuisine… un couple en apparence très moderne… O zid ou Zid ou Zid! Moi je ne suis pas juge, je ne juge personne. Chacun fait de son mieux, et couvre sa peine comme il peut.
Si je n’avais pas eu mes filles, mon Dieu… Hahaha je lui aurais fichu un coup de pied au *
On porte les hommes de ce pays, toutes catégories confondues, on porte l’économie du pays. On est une génération de femmes marocaines, de femmes et demi. Quant aux hommes aujourd’hui… Broujoula, ils disent, pour parler de parole, de courage, d’honneur? Ces fainéant égoîstes et mal élevés d’aujourd’hui? Pfff Hahaha, c’est Bnessoua qu’on devrait dire oui!!
Elle rit, amusée par sa dernière idée.
Pendant qu’elle m’arrose d’un dernier jet d’eau brûlant, elle ajoute:
– Les femmes descendent du paradis.