« Il est cinq heures, Casa s’éveille »
Je suis sur le balcon, assise à même le sol, le dos contre le mur et j’observe la nuit noire. De temps en temps, une chauve-souris apparaît furtivement et forme un demi-cercle avant de s’échouer à la verticale en tournoyant dans l’air.
Je n’ai pas encore dormi. Ce soir, je suis parcourue d’une énergie étrange, aérienne et lucide; dans les tripes un blues inexprimable qui maintient mes yeux grand-ouverts.
Il est cinq heures. Casa s’éveille, suspendue à la brise fraiche de cette aube languissante qui déroule lentement ses premières lueurs bleutées avant de céder place, tout à l’heure, aux teintes flamboyantes de l’aurore.
Je suis subitement prise d’une furieuse envie d’explorer Casa, de marcher dans ses rues, la « regarder » baignée de cette lumière veloutée.
Ce que je fais: me voilà aussitôt partie pour une exploration urbaine.
Je marche seule, seule femme dans la rue, seule âme dans la nuit. Je croise parfois quelques silhouettes errantes aux habits sombres, l’air loubard. Parfois aussi un coureur, un fêtard ou un travailleur.
Casa s’éveille. Pas de voitures, pas de Klaxons, pas de foule.
Une odeur saisissante m’arrache à mon humeur contemplative.
Casa. De la voir nue, je réalise qu’elle est encore plus sale que je ne l’imaginais. Quoique non, elle n’est pas sale. Ses habitants, oui. Des paquets de cigarettes vides, froissés, des canettes, des bouteilles des sachets d’ordures partout, partout, sur le bord des trottoirs, à côté des poubelles, au milieu de la route, au pied des commerces….
Je continue de la « regarder ». Il est cinq heures, Casa s’éveille. Ici, un gars recroquevillé sur le trottoir, à côté de lui un vieil homme allongé en position foetale sur un banc. Je parcours la grande place du regard: des dizaines et des dizaines de sans-abris, hommes, femmes enfants, jeunots, vieillards, éclopés… Cette place, belle de jour, soudain cour des miracles. Combien sont-ils vraiment? La réponse me terrifie.
Le tableau me fait frissonner.
Une vieille femme, allongée sur un muret se réveille difficilement. Ses membres sont ankylosés et elle peine à se relever. Elle me murmure quelques mots inaudibles, puis désigne du doigt son petit panier en paille, deux mètres plus loin. Dans le panier, des paquets de cigarettes de différentes marques, tous ouverts, quelques pépites, des friandises et une bouteille d’eau trouble. Je lui tends la bouteille d’eau.
L’aurore commence à jeter ses gouaches rosées et orangées, ardentes et flamboyantes, prête à laisser percer le soleil. Un parfum de café flotte dans l’air: les premiers cafés sortent les chaises sur le trottoir. Maintenant, le jour va démarrer sa course.
Soudain, je sursaute. Devant moi surgit un homme, une apparition, personnage tout droit sorti d’une BD en noir et blanc: il porte un long manteau noir, tombant jusqu’aux chevilles, le col remonté jusqu’au nez, couvrant ainsi tout son corps et la moitié de son visage. L’autre moitié est dissimulée derrière d’épaisses lunettes noires. Pas très rassurée de croiser Dark Vador, mais curieuse tout de même, je continue d’avancer vers lui, et lui vers moi, le pas lent, le regard insistant.
En face, un chauffeur de taxi à l’arrêt, un Nss-nss à la main, observe la scène, le sourcil inquiet, prêt à bondir en cas de danger. Dark Vador est maintenant tout près de moi et le taxi, lui, à l’affût. Un coup de Klaxon brise le silence inquiétant. Le chauffeur me fait signe de la main, je vais vers lui:
– Mademoiselle, attention!
– Pourquoi?
– Parce qu’un instant j’ai eu peur pour vous. Trop tôt pour sortir, pour une femme! C’est dangereux. Je vous rapproche quelque part?
Je décline son offre. Je ne suis plus très loin de la maison et il est maintenant 7 heures. Je rentre, le coeur, la tête, le ventre, le corps lourds. Casa s’éveille, et je n’ai toujours pas sommeil.