Le lendemain soir, l’aïeul s’entoura de ses petits-enfants pour conter la suite. Ces derniers, impatients, se pressaient contre lui et le suppliaient de commencer, enfin; lui regardait, non sans malice, luire l’impatience fébrile dans leurs grands yeux juvéniles.
Il prit le temps de se nicher confortablement contre l’oreiller, de réchauffer ses doigts autour du verre de thé brûlant qu’il enchâssa dans sa paume, avant de le porter à ses lèvres pour siffler les perles crépitantes de mousse ocre et scintillante.
– Où en étions-nous ? C’est donc – il me semble que nous en étions là – dans ce Douar de lions et de lionnes aux tenues colorées et tresses de jai, durant une bien drôle d’époque, qu’Amnay vit le jour. Oui, une drôle drôle d’époque dans ce lointain lointain royaume : ses territoires étaient menacés par des colons, avides de conquêtes, de pouvoir et de richesses. Amnay, lui, avait 12 ans, cet âge où on était plutôt avide de rêves, d’aventures et de farces, quand se produisit cette succession d’évènements incroyables.
– Quoi ?
– Lesquels ?
Le grand-père sourit et à présent certain d’avoir suspendu leur curiosité à ses mots, il commença :
– Ce jour-là, près d’une hutte, un jeune garçon racontait, comme s’il y était, ce qu’on pouvait deviner être le récit d’une bataille, et théâtral, il mimait de grands mouvements de sabres et de coups de feu, il simulait le galop des cavaliers, il singeait la déroute de l’ennemi, et accompagnait l’ensemble de roulades, de bouffonneries et de gesticulations spectaculaires qui tour à tour amusaient, terrifiaient ou fascinaient son jeune auditoire. Izza et Larbi l’écoutaient et parfois se prêtaient au jeu, en acteurs ou figurants, faisant mine de porter des coups de sabre à des ennemis invisibles, en poussant des cris de guerriers ou caricaturant des prisonniers, la mine tragique et le dos rond, au désespoir d’être faits.
– Et soudain Tbel, les tambours annoncèrent le galop des chevaux et la contre-attaque des guerriers. Figurez-vous, l’ennemi par centaine de milliers ne pensait faire qu’une bouchée de notre Douar-Sans-Nom, certain de nous assiéger, comme d’autres. Ilss croyaient que notre Douar comptait des centaines de milliers d’hommes alors qu’ils n’étaient pas plus de cent pendant la bataille ! Mais nous sommes les maîtres de nos montagnes et de là-haut, nous les vîmes arriver ! Et eux, ne virent rien arriver. Nos cavaliers les surprirent en surgissant des flancs de nos montagnes, cernant leurs troupes abasourdies. Enclosées et dans le désarroi, elles mirent un temps à riposter : Aha ! un temps précieux pour nos hommes qui lancèrent une attaque fulgurante ! Et hop, ils dégainèrent leurs sabres, Vlan, contre des coups de feu lâches Pan ! Pan! Vlan! Vlan ! Ah si j’avais été avec eux, aha ! Vlan! Vlan! et hop ! leurs hommes furent mis en défaite ! Aha ! Vlan ! Vlan !
– Amnaaaaaay!
Le jeune garçon se pétrifia sur place, tandis qu’il exécutait une roulade. Il avait reconnu la voix de sa mère. Et elle était en colère.
– Amnay, viens ici tout de suite.
Il rata sa figure et manqua de se fendre le crâne. Le garnement courut à toute allure et prit la fuite en contournant l’allée qui le menait à elle. Mais sa mère, qui connaissait bien son fripon de fils, avait paré sa ruse et le rattrapa de l’autre côté.
– Tu as volé des épis de maïs aux voisins, encore !
– Mmm… ?
– Montre tes dents.
Il ferma la bouche et serra les dents obstinément.
Sa mère furieuse faisait de grands va-et-vient, presque sur-place,le regard au ciel, la voix grondeuse, le ton tragique, oubliant presque que celui qu’elle réprimandait était juste devant elle.
– Ce garçon va me rendre folle! Au lieu de prendre exemple sur ses frères et ses soeurs, de si bons enfants, travailleurs, obéissants. Je n’ai plus l’âge de courir moi ! Ni de punir à tour de bras ! Qu’il laisse donc ce voisin en paix. Et puis, il me fatigue, il m’épuise. Jouer, jouer, c’est tout ce qui lui importe !
Amnay, qui ne voulait pas vraiment mettre en colère sa mère, mais plutôt embêter le péteux de voisin, espéra l’attendrir en lui servant son plus beau sourire.
Sa mère roula aussitôt de grands yeux furieux.
Le sourire enjôleur d’Amnay était gâté par des grains de maïs entre les dents.
Bien entendu, il fut puni, condamné à ranger tous les oeufs du jour dans les paniers qu’elle lui tendit fermement des deux mains, insensible à ses supplications, impitoyable devant ses excuses. Izza et Larbi se tordaient de rire en se roulant dans la poussière. Amnay les foudroya du regard : les traitres s’étaient planqués derrière un muret en pierre, le laissant seul supporter la punition.
Il s’en fut trainant des pieds, grommelant, dépité d’avoir été démasqué d’une manière si pitoyable. Et ce voisin, le cafteur. Et Izza et Larbi, les pétochards.
Amnay disposait les oeufs dans des paniers tressés, et tout en les rangeant de mauvaise grâce, il les traitait un à un de tous les noms, car au lieu de jouer, voilà qu’il était de corvée avec ces fichues coquilles.
Il déposa le panier dans la cuisine et décidément de très mauvaise humeur, il s’en fut la tête basse et marcha très longtemps, en fichant des coups de pieds aux pierres sur son passage et préparant son prochain méfait contre le cafardeur de voisin.
Sans même le réaliser, il se retrouva loin, très loin de chez lui, et voilà qu’il était à présent entouré de hautes tiges, si hautes, qu’elles le dépassaient d’au moins deux têtes. Il scruta alentour, un peu inquiet, car s’il n’était pas rentré avant la nuit, il serait vertement puni par sa mère, à moins qu’elle mourût d’inquiétude avant. La première idée le mortifia, la seconde le glaça. Il murmura une prière pour que personne ne s’en rendît compte.
Soudain, il entendit un craquement. Il sursauta. Des voix chuchotaient tout près de lui.
Amnay, par instinct avait aussitôt coupé son souffle : surtout ne pas faire de bruit, surtout ne pas attirer l’attention.
– J’étais hier avec le sergent de la Binga. Il était en train de conclure un accord avec le Général Le Pain ! Une redoutable machination se prépare. Je leur servais du thé pendant leur partie d’échecs et ils fomentaient leurs complots entre silences et mouvements conquérants ou défensifs de leurs pièces armées. Ils ont évoqué une attaque surprise. Ils prévoient d’attaquer le village Sans-Nom. Ils commencent à douter de l’histoire de centaines de milliers d’hommes qui abritent ce village.
– Quand ont-ils prévu l’attaque ?
– Je n’ai pas encore cette information… je dois encore gagner leur confiance.
– Ils veulent nous enseigner les bonnes manières, ouvrir des écoles et des administrations, travailler dans des usines avec des machines. Nous apprendre le travail. Être le travail. Mais nous, on s’y résistera. Continue de les servir et leur faire croire que tu es des leurs. Tu te rappelles du signal s’il y a du nouveau ?
Les deux hommes s’en furent et il put enfin relâcher le souffle : heureusement car il commençait à bleuir dangereusement.
Amnay ne parvint pas à reconnaître leurs voix, bien qu’elles lui semblaient vaguement familières. Il allongea le cou, espérant apercevoir leur visage, mais il ne retint que deux ombres robustes et furtives marchant vers le soleil couchant, sur lequel s’allongeaient deux silhouettes où se découpaient deux tresses au sommet du crâne.
Il rebroussa chemin vers sa hutte, courant à perdre haleine, pour arriver avant la nuit. Pendant sa course folle, il ne cessait de penser à cette scène. Qui étaient ces deux hommes ? Il était presque certain de les connaître… Des hommes du Douar-Sans-Nom avaient-ils infiltré l’ennemi ? Etait-ce des espions ? On allait bientôt envahir notre Douar-Sans-Nom ?
Dans un flot ininterrompu, les pensées cognaient sa tête et les questions battaient ses tempes.
Et puis, tout ce qu’il avait entendu, toutes ces rumeurs qui couraient dans le lointain lointain royaume, sur ces colons et leurs obsessions pour les bonnes manières et l’ordre et les institutions, sur l’école… Il avait entendu que les enfants étaient enfermés entre des murs, au lieu de courir les montagnes, les arbres et les rivières… vêtus de vêtements convenables qui les couvraient, les étouffaient, chaussés de souliers qui emprisonnaient leurs pieds comme un étau. On rapportait même que les bonnes manières indiquaient – humiliation suprême pour Amnay qui faillit s’étrangler juste à cette idée – qu’ils faisaient raser leur superbe tresse noire. Ah la la, non, non ! Il fallait empêcher ça. Il fallait empêcher les bonnes manières d’entrer dans le Douar. Il prit le chemin du retour, éperdu. Que faire? Comment contrer ces envahisseurs?
Les paysages redevenaient familier. Amnay reconnut le poulailler. Enfin !
Il jeta un coup d’oeil discret dans la maison, tout le monde était affairé et personne n’avait prêté attention à son absence.
Il épousseta sa tunique en laine, remit sa tresse en ordre et continua d’avancer comme si de rien n’était. A l’intérieur, il bouillonnait. Où étaient Izza et Larbi ? Jamais là quand on avait besoin d’eux !
Il finit par trouver Izza et Larbi, jouant près du four avec des petites pierres qu’ils lançaient haut en l’air avec leur paume pour les rattraper du dos de la main; de nouveau, ils pouffèrent en le voyant, lui rappelant sa récente humiliation. Mais là voyez-vous, il n’avait pas le coeur à cela, ni rire, ni s’offusquer. Il était encore essoufflé et l’heure était grave.
Il leur donna rendez-vous près de l’arbre des amoureux, surnommé ainsi car ici s’étaient formés deux arbres dont les troncs et branches s’enlaçaient de telles sortes qu’on eut juré qu’ils s’embrassaient. Ce qui, bien sûr, tordait les enfants de rire et les adultes de grimaces gênées.
Ils se retrouvèrent donc un peu plus tard, Amnay leur rapporta tout ce qu’il avait entendu.
– Il faut les en empêcher !
– L’école !
– Les bonnes manières !
– Ils vont nous enfermer.
– Nous faire travailler de force.
– Les bonnes manières !
– Nous faire assoir.
– Courbés.
– Pour mieux travailler.
– Plus de maïs.
– Plus de grimper dans les arbres.
– Plus de figues.
– Plus de danses.
– Plus de théâtre.
– Plus de temps.
– Tout ça, fini !
– Adieu !
– Adios !
– Ah les bonnes manières !
Amany semblait songeur pendant que ses deux amis énuméraient, l’air désolé, ce dont ils seraient privés, terrifiés par le mot école, comme s’il eût s’agit d’un jinn.
La bande ne pouvait se résoudre à laisser se jouer ce drame. Il fallait réfléchir. Trouver une solution. Protéger le Douar-Sans-Nom. Empêcher de se répandre les bonnes manières à tout prix !
Soudain, le jeune garçon s’écria :
– Je crois que j’ai une idée !
Le grand-père se tut.
– La suite !
Il escquissa un sourire étrange, les borda, puis murmura au creux de leur oreille:
– La suite, tu peux la rêver. Et demain, je te la raconterai.