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Les Plombés

Je prends un petit-déjeuner gai et copieux dans un café de ma ville: c’est une terrasse couverte d’une bâche jaunâtre qui se jette sur une avenue où l’on peut ouvertement observer les passants reluquer, les passantes s’outrager, les voitures se cogner, les conducteurs se vilipender. Je me sens ici à Casa et j’apprécie ce moment autour de msemen, de 7ercha, de thé et de jus d’orange.

 

Bref, à côté de moi s’installe une tablée de 4 gars, tous très vieux, sourds, myopes et boiteux. Ils s’accommodent à grand-bruit de canes qui claquent, de chaises qui grincent et d’os qui craquent. Sans blague.

Au bout de quelques minutes de silence essoufflé, enfin, ils parlent.

– Ah les amis, que c’est bon de vous voir! Quoi, combien? 20 ans? 20 ans, qu’on n’a pas été tous réunis!

– 20 ans? non non, 30 ans au moins. Tu perds la mémoire, l’ami!

– Mais non, c’est toi qui perds la boule!

Toute la tablée s’enflamme et rugit des mais si! 20, mais non! 30.

Soudain, dans la pagaille, l’un d’eux perd l’équilibre, se rattrape sur le dossier de sa chaise et fait tomber sa cane. Nos regards se croisent. 

Merde. J’ai compris. 

Je me baisse, je la ramasse, je lui tends. Et depuis cet instant, je me suis baissée, j’ai ramassé, j’ai tendu 10 fois. À chaque fois, ce regard.

Moi, là, ça me fiche la trouille de vieillir. 

Bref, il hurle dans mon oreille:

– Viens, viens approche-toi, gentille demoiselle. Tu sais ce qu’on fait là aujourd’hui? Ces 3 tocards, je les ai pas vus depuis 20 ans au moins et c’est sans doute la dernière fois qu’on se verra avant qu’on nous enterre…

Lui dit ça gaiement pendant que moi, dans tout mon corps, mes organes enflent, enflent comme s’ils allaient pleurer tous ensemble. Les vieux, ils font semblant d’être amis avec la mort et moi, ça me fiche la chair de poule.

– Fais pas cette tête, gamine! Deux d’entre nous ont un cancer qui les ravage, et le troisième, regarde le débris, il en a aussi pour quelques jours au pire, quelques mois au mieux. Moi non plus, j’ai plus rien à tirer de ce monde, regarde-moi!

– Hahaha! Mais on a vécu, t’inquiète pas, gamine! Viens t’assoir avec nous. Viens, jeunesse, viens écouter ton pays, ses gens, viens t’imprégner de l’histoire de ses anonymes. Lui tu vois, avec son  cigare et son air suffisant, figure-toi que c’est un ancien anarcho-syndicaliste qui a été en prison 3 fois, au moins 10 ans à chaque fois. L’autre, qui a l’air d’un universitaire crève-la-faim, un ancien étudiant anti-monarchiste. Enfin celui-là, avec ses allures de consul fauché est marié à une bourgeoise qui l’entretient, lui, tiens-toi bien, qui était – était, hahaha! –  un ultra-gauchiste emprisonné et torturé plus de la moitié de sa vie. Gamine, on a fait la 2ème guerre, l’indépendance du Maroc, on a survécu aux années de plomb…

Soudain, il s’interrompt, l’air de se souvenir d’une anecdote:

– Hahaha! Tu te souviens du jour où on est venu nous chercher, dans la maison de Zohra, on était en planque chez elle depuis 6 mois!  Des brigades ont débarqué dans sa maison, prêtes à nous engloutir on-ne-sait-où: on était coincé à l’intérieur, sans issue. C’est là qu’on a eu l’idée d’emprunter un des « l’tam »* de Zohra, on l’a enfilé et on a sauté par la fenêtre comme ça. On est passé à côté de la police, RG et consorts déguisés en femme, comme si de rien n’était. Oh, pourtant! ce qu’on a eu peur! Ils nous ont pas attrapés ce jour-là. C’était en 197.

Tous, ils rient.

– Mais non, c’était en 197., !

– Mais non! L’année de Zohra, 197.!

– Samia?

– Non, Zohra!!

– Tu es sénile!

– Tu es sourd!

– Ah la la! On a vécu de sacrées histoires si tu savais. On n’avait peur de rien, pas comme vous, les jeunots  On avait des tracts, de vrais journaux d’opposition, indépendants, on galérait, mais on y arrivait! De vrais dissidents, pas ces mauviettes d’aujourd’hui.

– Et on a pris cher. 

Silence. Un silence qui pèse des plomb.

– Au fait, je bois ce thé sucré à la mémoire de Zohra!

– À Zohra!

– Qui est Zohra? je demande.

Leur visage s’éclaire et tous en choeur s’exclament:

– Zohra, la belle!

– Zohra, la fleur!

– Zohra, la résistante!

– Zohra, c’était une femme au top. Elle a planqué des juifs, des parachutistes, des résistants, des nationalistes, des communistes…

– Qu’est-elle devenue?

Silence.

– Elle a été embarquée un jour, en 197.. On ne l’a plus jamais revue. Pouf! Disparue! Sans tombe, sans corps, sans identité, comme si elle n’avait jamais existé. Et pourtant. La plus féministe, la plus résistante, la plus militante des marocaines que j’ai connues….

Re-silence.

– Ohhhh! Et lui de donner un bruyant coup de poing qui fait trembler toute la table. J’ai rencontré la semaine dernière notre cher ami Samuel, il habite encore El Jadida! On s’est caché pendant près d’un an dans un abri secret, une cave souterraine qui date de la 1ère guerre mondiale, je crois, et les autorités françaises étaient à notre recherche: lui parce qu’il était juif, moi parce que j’étais communiste. C’était en… en 194.! Ou 194., je ne suis plus très sûr. 

Le vieux au cigare se lève soudain et décrète, solennel, qu’il est temps de faire la grande balade.

– C’est quoi, la grande balade? je demande.

– À chaque retrouvaille, on se promène dans le Casa de notre enfance.

On s’en va donc visiter Casa, à petits pas, au rythme de mes quatre vieillards ragaillardis par cette escapade dans leur ville et leur passé. 

– Tu te souviens de Jamal? On venait le voir ici, près du marché de la Liberté. Rue… Alsace Lorraine! Sa mère y tenait un bureau de tabac et on écrivait nos manifestes dans l’arrière boutique, en 195.

– Mais non! 196.

– 195. Va soigner ton Alzheimer l’ami, va!

– Tu te souviens, « Spartacus » au Lynx, avec son grand écran panoramique aux allures d’opéra? 

On est passé à côté du Colisée, du Vox, du Rialto, du Lutetia, de l’Arc, etc. . Ici c’était rue Centrale, là rue de l’Union, par là-bas, Bab el mersa et ses chalutiers. On est passé par de vieilles galeries, maintenant disparues, on s’est rappelé du vendeur de valises, du tailleur, du chemisier, du glacier. Nos anciens avaient mille anecdotes à rapporter pour chaque endroit. 

Il est bientôt 17h, la grande balade est finie. Les amis se prennent longuement dans les bras: sans-doute était-ce leur dernière accolade.

Avant de partir, l’un d’eux revient vers moi et me dit:

– On a merdé, gamine! On a été fort au début, puis on a été ravagé par le régime, puis par nos faiblesses. On est devenu aigres et plein de fiel pour la plupart, et je comprends que plus personne ne veuille se reconnaître en nous. Même si on s’est battu et on a souffert. Beaucoup souffert. Gamine, on a merdé, on est fini et on vous a laissé un sacré bordel. Vous, faut pas que vous merdiez sur ce coup-là. Si en 20 ans on a pu produire des gamins désoeuvrés, en 20 autres, on peut produire des gamins qui ont coeur à leur pays et à eux-mêmes. Non?

Je les vois maintenant partir, le pas léger, la canne aérienne, le regard allègre. 

Ils sont là, nos anciens poilus. Nos aïeux, héros anonymes ignorés par le pays et oubliés par le peuple, méprisés par l’histoire. 

Moi, je n’ai pas envie de rentrer: je rebrousse chemin et fais la grande balade dans le sens inverse. Je repasse par les cinémas fermés, par les bâtiments en ruine, par les monuments délaissés, puis l’euphorie retombe et je repense à ces 4 vieillards, ces anonymes qui ont fait mon pays, qui ont écrit un bout de notre histoire, et qui crèveront comme si de rien n’était, comme s’ils n’avaient jamais été. 

Et j’ai mal. Le temps. L’oubli. C’est terrible. Terrible.

 

 

* Vêtement traditionnel féminin marocain qui couvre le corps et une partie du visage

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?

 

2 réflexions au sujet de « Les Plombés »

  1. Merci de m ‘avoir aussi fait faire la grande ballade mais cette fois ci dans l’histoire délaissée de notre pays , dans la memoir de ceux qui ont fait notre pays , ça a été joyeux, malheureux et tellement émouvant .

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