Amen – #CasablancaLeFilm

Je suis à l’avant du taxi. L’homme, la mine grossière, a un air brut et bougon. A l’arrière sont installées une grand-mère, sa fille et sa petite-fille. Pendant quelques minutes, la chaleur et le silence plombent l’air. Je me dis, pas de chance, un taxi énervé!

Puis on s’arrête à un feu rouge, et une odeur pestilentielle nous prend à la gorge.
Le taxi se tourne vers moi et demande brusquement:
– Tu as du parfum dans ton sac?
Moi:
– Non.
– Et vous? il demande à l’arrière
– Non weldi.

Il fourre sa main sous le siège et sort un flacon de parfum. A présent, il sourit. Son aspect a changé, et le taxi me semble de plus en plus surprenant et sympathique.
– Eh bien moi j’en ai mesdames, haha! Est-ce que je peux en mettre? Bon, c’est un parfum à 10 Dh je vous préviens, mais c’est mieux que cette odeur pestilentielle dans la rue. Vous êtes d’accord?

C’est vrai que ça pue. Il vaporise plusieurs fois.

– Casa pue. Alors sous cette chaleur caniculaire…! Les casawis se sont tellement habitués à vivre dans l’odeur de la merde qu’ils ont fini par s’en imprégner, par ne même plus la sentir. Moi je viens de l3roubia, de la campagne, et franchement, je préfère notre odeur de fumier!

Le feu passe au vert, le taxi démarre, puis ralentit au bout de quelques minutes: 2 hommes s’empoignent et on entend un « Sir a l7mar! »

– Les idiots! Si seulement ils pouvaient être des 7mar, des ânes! On dit 7mar 7achak, mais on a tort. L’âne est un animal noble: il porte une famille entière, c’est un travailleur minutieux, humble, il est fidèle, intègre, organisé. On peut toujours compter sur un âne. Aweddi si seulement on était un peuple d’ânes!

Tout le monde acquiesce en riant.

– On va s’arrêter ici a moul taxi, chevrote la grand-mère à l’arrière.
– Wakha l7ajja, je m’arrête ici a l7ajja!
– Combien?
– 250 dh, c’est tout!

On rit.

La grand-mère fouille dans la profonde et interminable poche de sa jellaba, et en fait jaillir un minuscule porte-monnaie noir en tissu, plein à craquer. Les mains tremblantes, elle ouvre le zip et plonge ses doigts arqués dans un tintamarre de petites pièces. Elle les compte une à une puis les tend au taxi. Elle referme le zip de son portemonnaie, avant qu’il ne soit de nouveau englouti dans les profondeurs de sa poche.

Bref. Elles descendent. Avant de partir, le taxi leur lance, à travers la vitre baissée:
– D3i m3aya a l7ajja fhad ‘jem3a, wakha? Prie pour moi en ce vendredi!
Aussitôt, la voix chevrotante:
– Lay 3tek matmeniti. Lay 3tek se77a, Lay 3tek matmeniti. Lay 3tek lkhir etc.
– Amine, Amine, Amine!

Il démarre.
– Amine. Amine. Tu connais ces gens qui disent amine à tout bout de champ, sans même écouter les prières et les bénédictions…

Il les imite et se balance d’avant en arrière, les yeux révulsés et le ton pressé:
– Allah y 3tek l… Amine ! Allah y 3tek l… Amine! Amine! Tout ça pour en finir et passer vite au couscous. Haha! Observe un marocain avant le couscous, vendredi. Tu peux tout lui dire, il entend rien, il pense qu’à ses doigts dans lgass3a! Tu peux même l’insulter, il dira Amine! Allah y 3tek l… Amine ! Allah y 3tek l… Amine! Amine! Allay y n3al bouk! Amine! Hahaha! Amine, chkoun Amine, Amine Chouay? Hahaha!

On est près d’arriver. Un embouteillage bloque de nouveau la circulation et les klaxons démarrent en fanfare sur le boulevard.
Soudain, le taxi se met à fredonner un air de Vivaldi. Je tourne brusquement la tête, suprise: c’est bien lui! Et lui, avec une voix d’opéra, de plus en plus théâtral, l’air de plus en plus dramatique, passe à présent de Vivaldi à Tchaikovsky, puis Beethoven, dans un medley symphonique d’une justesse impressionnante.

Quelque chose dans mon ventre remue.

Il me sourit.
Je lui souris.

Un instant suspendu.

Je repense à cette impression de personnage grossier qu’il dégage d’abord, et à cette douceur, cette délicatesse, cette sensibilité, cette culture qui résonne à présent dans son souffle chantant.
Qu’on est prompt à juger!

Je suis arrivée. Déjà!
Je le règle et je descends. Il me salue dans un air de musique puis s’en va, poursuivant sa route dans son medley symphonique, seul dans son taxi.

ET LA SUITE, ON L'ECRIT ENSEMBLE?